L’Âne d’or ou les Métamorphoses/II

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Traduction par sous la direction de Désiré Nisard.
Firmin Didot (p. 277-290).


LIVRE DEUXIÈME.


Dès que la nuit se fut dissipée et qu’un nouveau soleil eut ramené le jour, je dis adieu au sommeil et au lit, avec cette curiosité fébrile d’un amateur du merveilleux. Enfin, me disais-je, me voici dans cette Thessalie, terre natale de l’art magique, et qui fait tant de bruit dans le monde par ses prodiges. C’est donc ici que s’est passé tout ce que ce bon Aristomène nous a conté en route ! J’éprouvais je ne sais quel désir vague et inquiet, et je promenais de toutes parts mes regards scrutateurs. Nul objet ne se présentait à ma vue, que je ne le prisse pour autre que ce qu’il était. Tout me semblait métamorphose. Dans les pierres, les oiseaux, les arbres du Pomérium, les fontaines de la ville, je voyais autant de créatures humaines, transmuées par la vertu des fatales paroles. Le charme avait pétrifié les uns, emplumé les autres, commandé à ceux-ci de pousser des feuilles, à ceux-là de faire jaillir l’eau du fond de leurs veines. Il me semblait que des statues allaient marcher, les murailles parler, le bétail prédire, et que, de la voûte des cieux, le soleil lui-même allait prononcer des oracles. J’allais et venais, frappé de stupeur, torturé par l’attente ; sans apercevoir même un commencement de réalisation de toute cette fantasmagorie. Enfin, tout en errant de porte en porte, me dandinant comme un désœuvré et marchant en zigzag comme un homme ivre, je me trouvai insensiblement au milieu du marché.

Une dame passait, avec un nombreux cortège de domestiques. Je hâtai le pas pour la joindre. Le luxe de ses pierreries, et l’or qui brillait sur ses vêtements, ici en tissu, là en broderie, annonçaient une dame de haut parage. Elle avait à ses côtés un homme d’âge avancé, qui s’écria en m’apercevant : Eh ! oui, c’est bien Lucius ! Là-dessus, il m’embrasse ; et marmottant je ne sais quoi à l’oreille de la dame : Approchez donc, me dit-il, et saluez votre mère. — Qui ? moi ? répondis-je ; je ne connais pas cette dame. Et, le rouge me montant au visage, je rejetai la tête en arrière, et reculai de quelques pas. La dame fixe alors son regard sur moi : Il tient de famille, dit-elle ; voici des traits où la belle âme de sa vertueuse mère Salvia respire tout entière. Et puis, quelles merveilleuses proportions dans toute sa personne ! Taille raisonnable, élancée sans être frêle, teint légèrement rosé, cheveux blonds, naturellement bouclés ; œil bleu, mais vif ; regard d’aigle, adouci par une expression toujours heureuse ; maintien charmant, démarche aisée.

C’est moi, mon cher Lucius, ajouta-t-elle, qui vous ai élevé de mes propres mains. Et la chose est toute simple : je suis parente, et, de plus, sœur de lait de votre mère. Issues toutes deux de la famille de Plutarque, nourries du même sein, nous avons grandi comme deux sœurs dans l’intimité l’une de l’autre. La seule différence entre nous est celle du rang. Elle a contracté une haute alliance ; et je me suis mariée dans la bourgeoisie. Je suis cette Byrrhène dont le nom, souvent prononcé par ceux qui vous élevaient, doit être familier à vos jeunes oreilles. Acceptez sans scrupule l’hospitalité chez moi, ou plutôt regardez ma maison comme la vôtre. Pendant qu’elle me parlait, ma rougeur s’était dissipée, et je répondis enfin : À Dieu ne plaise, ma mère, que je me donne un pareil tort envers mon hôte Milon, dont je n’ai pas à me plaindre ! Mais vous me verrez aussi assidu près de vous que je puis l’être, sans manquer à ce que je lui dois. Et à l’avenir, si je refais ce voyage, à coup sûr je n’irai pas descendre ailleurs que chez nous.

Nous faisons quelques pas durant cet échange de compliments, et nous arrivons à la maison de Byrrhène. Un vestibule de la dernière magnificence nous offre aux quatre coins une colonne, surmontée d’un globe qui porte une Victoire élevant des palmes. Ces figures s’élancent à ailes déployées, chacune vers un point de l’horizon. Du bout de leurs pieds, d’où s’échappent des gouttes de rosée, elles repoussent, par un mouvement précipité, le point d’appui, qui se dérobe en tournant sans se déplacer. Le pied n’y pose plus, mais il l’effleure encore ; et l’illusion va jusqu’à vous faire voir ces statues en plein vol. Une Diane en marbre de Paros, du travail le plus exquis, occupe le point central de l’édifice. La déesse marche, et, dans son action animée, ses draperies flottent, son buste se projette en avant ; elle semble venir à votre rencontre, et le respect vous saisit à la majesté divine qui l’environne. Plusieurs chiens l’escortent de droite et de gauche. Ces animaux sont aussi de marbre. Leurs yeux menacent, leurs oreilles se dressent, leurs naseaux s’enflent, ils montrent leurs dents terribles. Si, du voisinage, un aboiement se faisait entendre, chacun croirait qu’il sort de ces gosiers de pierre. L’habile statuaire a fait ici un véritable tour de force. Les chiens sont en élan, et toute leur partie antérieure semble porter en l’air, tandis qu’elle repose en effet sur les pieds de derrière qui n’ont pas quitté le sol. En arrière de ce groupe s’élève une grotte tapissée de mousse, de gazon, de lianes grimpantes et de pampre, entremêlés çà et là de ces arbustes qui se plaisent sur les rochers. Tout l’intérieur de la grotte est éclairé par le reflet du marbre, dont rien n’égale la blancheur et le poli. Au dehors et sur les flancs pendent des raisins et d’autres fruits, que l’art, émule de la nature, a exprimés avec une vérité parfaite. C’est à croire qu’ils attendent seulement, pour être cueillis et mangés, que la coloration leur soit venue du souffle mûrissant du vent d’automne. Penchez-vous, et voyez-les se réfléchir dans le miroir de ces fontaines qui jaillissent en divers sens des pieds de la statue ; ils tremblent dans cette onde agitée comme aux rameaux de la vigne elle-même, et à l’imitation déjà si parfaite se joint le prestige du mouvement. Au travers du feuillage, on voit se dessiner la figure d’Actéon, déjà cerf à moitié. Il jette, en tournant la tête, un regard furtif sur la déesse, et guette l’instant où elle va se mettre au bain.

Tandis que mon œil charmé parcourt à l’envi ces belles choses, revenant sans cesse de l’une à l’autre : Tout ce que vous voyez est à vous, me dit Byrrhène ; et désirant m’entretenir en tête-à-tête, elle fit retirer tout son monde. Quand nous fûmes seuls : Je tremble pour vous comme pour un fils, mon bien-aimé Lucius, me dit-elle ; j’en prends Diane à témoin. Ah ! que je voudrais pouvoir écarter les dangers qui menacent cette tête si chère ! Gardez-vous, mais gardez-vous sérieusement des fatales pratiques et des détestables séductions de cette Pamphile, la femme de Milon, que vous dites être votre hôte. C’est, dit-on, une sorcière du premier ordre, experte au plus haut degré en fait d’évocations sépulcrales. Elle peut, rien qu’en soufflant sur une pierre, une baguette ou quelque autre objet aussi insignifiant, précipiter les astres du haut de la voûte éthérée dans les profondeurs du Tartare, et replonger la nature dans le vieux chaos. Elle ne voit pas un jeune homme de bonne mine sans se passionner aussitôt. Dès lors, ni ses yeux ni son cœur ne peuvent se détacher de lui. Elle l’entoure d’amorces, s’empare de son esprit, l’enlace à jamais dans les chaînes de son inexorable amour. À la moindre résistance, elle s’indigne ; et les récalcitrants sont tantôt changés en pierres ou en animaux, tantôt anéantis tout à fait. Ah ! Je tremble pour votre sûreté. Gardez-vous de brûler pour elle ; ses ardeurs sont inextinguibles, et votre âge et votre tournure ne vous expose que trop à la conflagration.

Ainsi Byrrhène exprimait ses craintes ; mais, puissance de la curiosité ! au seul mot de magie, ce but de toutes mes pensées, loin d’éprouver de l’éloignement pour Pamphile, je me sentis naître un violent désir de me faire à tout prix initier par elle aux secrets de son art. Il me tardait d’aller à corps perdu me jeter dans cet abîme. Mon impatience tenait du délire ; au point que m’arrachant des mains de Byrrhène, comme d’une chaîne qui me pesait, je lui dis brusquement adieu, et je volai au logis de Milon. Allons, Lucius, me disais-je, tout en courant comme un fou, courage et présence d’esprit ; voici l’occasion tant souhaitée. Tu vas t’en donner de ce merveilleux dont tu es si avide. Ne vas pas faire l’enfant ; il s’agit de traiter rondement l’affaire. Point d’intrigue amoureuse avec ton hôtesse. La couche de l’honnête Milon doit être sacrée pour toi : mais il y a Fotis, la jeune chambrière, qu’il te faut emporter de haute lutte. La friponne est piquante ; elle aime à rire ; elle pétille d’esprit. Hier au soir, quand tu ne songeais qu’à dormir, ne te conduisit-elle pas très officieusement à ta chambre ? Et quel empressement ! délicat à te déshabiller, à te couvrir dans ton lit ! Ce baiser sur ton front, cette expression dans son regard trahissaient assez son regret de te quitter. Maintes fois, avant de sortir, elle a fait une pause, et regardé en arrière. Allons, j’en accepte l’augure. Arrive que pourra, j’aurai pied ou aile de cette Fotis.

Tout en délibérant ainsi, et, comme on dit, opinant de mes jambes, je me trouve à la porte de Milon. Ni le patron ni sa femme n’étaient au logis. Mais j’y trouvai Fotis, mes amours. Elle s’occupait à préparer pour ses maîtres un mets composé de viande hachée menu et d’autres ingrédients ; le tout se mitonnait dans une casserole à ragoûts ; et, bien qu’à distance, il en arrivait jusqu’à mon nez des émanations qui promettaient. Fotis était vêtue d’une blanche robe de lin, qu’une ceinture d’un rouge éclatant, un peu haut montée, serrait juste au-dessous des boutons du sein. Ses mains mignonnes agitaient circulairement le contenu du vase culinaire, non sans lui imprimer de fréquentes secousses. Un branle voluptueux se communiquait ainsi à toute sa personne. Je voyais ses reins se ployer, ses hanches se balancer, et toute sa taille ondoyer de la façon la plus agaçante.

Je restai là muet d’admiration et comme en extase. Voilà mes sens, du calme plat, qui passent à l’état de révolte. Ma Fotis, lui dis-je, que de grâces ! quel plaisir de te voir remuer ensemble cette casserole et cette croupe divine ! Le délicieux ragoût que tu prépares ! heureux, cent fois heureux qui pourra en tâter, ne fût-ce que du bout du doigt ! La friponne alors, aussi gaillarde que gentille : Gare, gare, pauvre garçon, me dit-elle ; cela brûle, il n’en faut qu’une parcelle pour vous embraser jusqu’à la moelle des os. Et alors, quelle autre que moi pour éteindre l’incendie ! oui, que moi ; car je ne suis pas seulement experte en cuisine ; j’entends tout aussi bien un autre service. En parlant ainsi, elle tourne la tête, et me regarde en riant. Moi, avant de lui obéir, je passe en revue toute sa personne. Mais que sert de vous la décrire en détail ?

Dans une femme, je ne prise rien tant que la tête et la chevelure. C’est ma plus vive admiration en public, ma plus douce jouissance dans l’intimité. Et, pour justifier cette prédilection, n’est-ce pas la partie principale du corps humain, celle qui est le plus en évidence, qui frappe les yeux tout d’abord ? Cet appendice naturel n’est-il pas pour la tête ce qu’une parure éclatante est pour le reste du corps ? Je vais plus loin : souvent la beauté, pour mieux éprouver le pouvoir de ses charmes, se dépouille de tout ornement, fait tomber tous les voiles, et n’hésite pas à se montrer nue, espérant plus de l’éclat d’une peau vermeille que de l’or des plus riches atours. Mais de quelques attraits que vous la supposiez pourvue, si vous lui ôtez, (chose affreuse à dire ! nous préserve le ciel de la réalité !) si vous lui ôtez, dis-je, l’honneur de sa chevelure, si son front est découronné, eh bien ! cette fille du ciel, née de l’écume des mers, bercée par les vagues, elle a beau s’appeler Vénus, avoir pour compagnes les Grâces, et le peuple entier des Amours dans son cortège ; elle a beau s’armer de sa ceinture, exhaler le cinnamome et distiller la myrrhe, une Vénus chauve ne peut plaire à personne ; non, pas même à son Vulcain.

Que sera-ce si la nature a donné aux cheveux une couleur avantageuse ou un lustre qui en relève l’éclat ; de ces teintes vigoureuses qui rayonnent au soleil, ou de ces nuances tendres, dont le doux reflet se joue aux divers aspects de la lumière ? Tantôt c’est une chevelure blonde, toute d’or à la surface, et qui prend vers la racine le brun du miel dans l’alvéole ; tantôt c’est un noir de jais, dont l’émail rivalise avec l’azur de la gorge des pigeons. Lorsque, luisants des essences d’Arabie, et lissés par l’ivoire aux dents serrées, les cheveux sont ramenés derrière la tête, c’est une glace où se mirent avec délices les yeux d’un amant : ici ils simulent une couronne tressée en nattes serrées et fournies ; là, libres de toute contrainte, ils descendent en ondes derrière la taille. Telle est l’importance de la coiffure, qu’une femme eût-elle mis en œuvre l’or, les pierreries, les riches tissus, toutes les séductions de la toilette ; si elle n’a pris un soin égal de ses cheveux, elle ne paraîtra point parée. Cet arrangement chez ma Fotis n’avait coûté ni temps, ni peine ; un heureux négligé en faisait tous les frais. Réunis en nœud au sommet de la tête, ses cheveux retombaient, gracieusement partagés, des deux côtés de son cou d’ivoire, et de leurs extrémités bouclées atteignaient la bordure supérieure de son vêtement. La volupté chez moi devenait torture ; je n’y tenais plus ; et me penchant avidement sur le beau cou de Fotis, à l’endroit où les cheveux prennent naissance, j’y imprimai un long et délicieux baiser.

Elle tourna la tête, et me lançant de côté une œillade assassine : Ah ! jeune écolier, vous prenez goût à ce nanan ; tout n’y est pas miel ; prenez-y garde. À la longue, trop de douceur aigrit la bile. J’en cours le risque, ma chère âme, m’écriai-je ; pour savourer un seul de tes baisers, je suis homme à me laisser griller tout de mon long sur le brasier que voilà. Je dis ; et la serrant dans mes bras, je joignis les effets aux paroles. Mon feu la gagne, elle me rend étreinte pour étreinte, caresse pour caresse. Sa bouche entrouverte me prodigue le parfum de son haleine ; nos langues se rencontrent aiguillonnées par nos communs désirs. Ivre de ce doux nectar, Je meurs, m’écriai-je, je suis mort, si tu ne m’exauces. Mais elle, m’embrassant de nouveau, me dit : Rassure-toi ; tes désirs sont les miens : je suis à toi, et nos plaisirs ne se feront guère attendre. À l’heure des flambeaux, je serai dans ta chambre. Va rassembler tes forces ; car je veux toute la nuit te livrer bataille, et j’irai de tout cœur. L’entretien dura encore quelque temps sur ce ton, puis nous nous séparâmes.

Vers midi, je reçois un porc gras, cinq poulardes et un baril d’excellent vin vieux, que Byrrhène m’envoyait pour ma bienvenue. J’appelle aussitôt Fotis. Tiens, lui dis-je, voici du renfort pour Vénus : Bacchus, son écuyer, lui apporte ses armes. Il faut qu’aujourd’hui même nous mettions ce tonneau à sec. Noyons la froide pudeur dans le vin, et puisons dans ses flots une ardeur infatigable. De l’huile à pleine lampe (car adieu cette fois au sommeil), et du vin à pleines coupes, c’est tout ce qu’il faut pour le voyage de Cythère.

Je me rendis de suite au bain, où je passai le temps jusqu’au souper, mon cher hôte Milon m’ayant invité à partager son très maigre ordinaire. Je n’avais pas oublié les avis de Byrrhène ; aussi pris-je grand soin de ne rencontrer que le moins possible le regard de la maîtresse du logis. Je ne jetais les yeux de son côté qu’avec effroi, comme si j’allais voir le lac Averne. Par compensation, Fotis était là pour nous servir. Pas un de ses mouvements ne m’échappait, et cette vue me réjouissait l’âme.

La nuit survint. Tout à coup Pamphile s’écria, en regardant la lampe : Quelle averse pour demain ! Son mari lui demanda comment elle le savait. C’est la lampe qui me l’annonce, reprit-elle. Milon se mit à rire. Admirable sibylle que nous avons là, dit-il, au courant de toutes les affaires du ciel. Du haut de cette tige qui la porte, il n’est sans doute pas un mouvement du soleil qu’elle n’observe. Ici je pris à mon tour la parole : C’est là effectivement une des premières notions de l’art divinatoire ; et la chose est toute simple. Cette petite flamme allumée par une main mortelle n’est rien moins qu’une étincelle du feu céleste ; une secrète correspondance existe entre elle et sa divine origine. Elle sait ce qui va se passer là-haut : pourquoi ne pourrait-elle pas le prédire ? À ce propos, nous avons maintenant à Corinthe un Chaldéen qui fait des consultations merveilleuses, et qui met toute la ville en émoi. Il va inviter le premier venu, pour son argent, au secret des destinées. Il sait quel jour il faut choisir pour contracter mariage, pour poser une première pierre, pour entreprendre une affaire de négoce, pour faire route sans mauvaise rencontre, ou s’embarquer sous de bons auspices. Moi-même, je l’ai consulté sur mon voyage, il m’en a dit long. Le merveilleux s’y trouve, et la variété aussi. C’est toute une histoire ; histoire merveilleuse en vérité, et qui, à l’en croire, fournira matière à plus d’un livre.

Et ce Chaldéen, dit en ricanant Milon, donnez-nous son signalement et son nom. C’est, répondis-je, un homme de haute taille, tirant sur le noir ; il s’appelle Diophane. C’est lui, c’est bien notre homme. Nous l’avons eu aussi dans cette ville. Il y a reçu maintes visites, débité maintes prophéties. Il y a fait de l’argent, et mieux que cela ; il y a fait fortune : mais, hélas ! le sort lui gardait un retour, ou, si vous voulez, un tour des plus cruels. Un jour qu’entouré d’une foule nombreuse, il allait, tirant à chacun son horoscope et prophétisant à la ronde, un négociant, nommé Cerdon, s’en vint le consulter sur le jour qu’il devait prendre pour un voyage. Diophane le lui dit. La bourse était tirée, les espèces comptées ; mille deniers, tout autant qu’il allait rafler pour prix de l’oracle, quand un jeune homme de bonne mine, qui s’était glissé derrière le devin, le tire par son manteau, et le serre étroitement dans ses bras, au moment où il se retournait.

Diophane lui rend l’accolade, et le fait asseoir auprès de lui. Cette reconnaissance à l’improviste lui faisant perdre de vue l’affaire qui était en train, il engage la conversation avec le nouveau venu. Combien j’ai désiré votre arrivée ! Et vous, mon cher ami, dit l’autre, depuis votre départ impromptu de l’île d’Eubée, comment vous êtes-vous tiré de la mer et des chemins ? À cette question, notre brave Chaldéen, oubliant tout à fait son rôle, répond avec la distraction la plus ingénue : Puissent nos ennemis publics ou privés être dans le cas de faire un pareil voyage ! c’est une autre Odyssée. Notre vaisseau, battu par tous les vents, dégarni de ses deux gouvernails, est venu, après la plus pénible navigation, sombrer en vue du continent. Nous n’avons eu que le temps de nous sauver à la nage, abandonnant tout ce que nous possédions. Le zèle de nos amis, et la charité publique, nous ont alors créé quelques ressources, mais tout est devenu la proie d’une bande de brigands. Mon frère Arignotus (je n’avais que celui-là) a voulu faire résistance ; ils l’ont impitoyablement égorgé sous mes yeux. Il n’avait pas fini son récit lamentable, que le négociant Cerdon avait déjà rempoché ses espèces, et fait retraite, emportant le prix compté de la prédiction. Nous partîmes tous alors d’un bruyant éclat de rire ; et Diophane, réveillé comme en sursaut, comprit alors sa faute en même temps que sa déconvenue ; mais vous verrez, seigneur Lucius, qu’à votre endroit le Chaldéen aura été véridique une fois dans sa vie. Bonne chance donc, et puisse votre voyage être des plus heureux !

Tandis que Milon pérorait ainsi tout à son aise, je gémissais à part moi, et m’en voulais mortellement de lui avoir si mal à propos suggéré ce sujet de conversation. C’était autant de pris sur la soirée, et sur le doux emploi que je m’en étais promis. Enfin, surmontant ma timidité : Que Diophane s’arrange avec le sort, dis-je à Milon ; qu’il aille, tant qu’il lui plaira, risquer encore par terre ou par mer les tributs qu’il a levés sur la crédulité des gens : moi, comme je me ressens encore de ma fatigue d’hier, je vous demande la permission de me retirer de bonne heure. Aussitôt dit, aussitôt fait. J’eus bientôt gagné ma chambre, où je trouvai tous les arrangements d’un souper assez bien entendu. On avait pris soin de faire coucher les domestiques le plus loin possible de ma porte, sans doute afin d’écarter de nos nocturnes ébats toute oreille indiscrète. Près du lit était une petite table, où la desserte du dîner figurait avec avantage. Fotis y avait mis deux verres d’honnête dimension, qui, remplis à moitié de vin, ne laissaient de place que pour autant d’eau ; enfin, une de ces bouteilles au long cou évasé, qui se vident si facilement, complétait cet arsenal de l’amoureuse escrime.

À peine étais-je au lit, que ma Fotis, qui venait de coucher sa maîtresse, accourt près de moi, balançant dans ses mains des roses tressées en guirlandes. Une rose détachée s’épanouissait entre les charmants contours de son sein. Sa bouche s’unit étroitement à la mienne ; elle m’enlace dans ses guirlandes, et me couvre de fleurs. Puis saisissant l’un des verres, et mêlant au vin de l’eau tiède, me l’offre à boire, me l’ôte doucement des mains avant que j’aie tout bu, et, les yeux fixés sur moi, hume le reste goutte à goutte, avec un doux frémissement des lèvres. Un second verre, un troisième, et plus encore, passent ainsi d’une bouche à l’autre. Enfin, les fumées du vin me montent à la tête, et portent le trouble dans mes sens. Le sixième surtout s’insurge, et met en feu toute la région qu’il habite. J’écarte la couverture, et, étalant aux yeux de Fotis toute la turbulence de ma passion : Par pitié, lui dis-je, viens vite à mon secours. Tu le vois, je me présente assez de pied ferme à ce combat que tu m’offres, sans que le fécial s’en soit mêlé. Le traître Cupidon m’a percé d’une de ses flèches jusqu’au fond du cœur. J’ai bandé mon arc en retour, et si fort, qu’il y a danger que la corde ne se rompe. Viens, et, pour me rendre tout à fait heureux, cesse d’emprisonner ta chevelure ; qu’elle flotte en toute liberté sur tes épaules : tes embrassements vont m’en sembler plus doux.

En un clin d’œil elle a fait disparaître le couvert. Puis elle met à nu tous ses charmes ; et, laissant ondoyer ses cheveux dans le plus voluptueux désordre, la voilà qui s’avance, image vivante de Vénus glissant sur les flots. De sa main rosée, la coquette faisait mine de voiler un réduit charmant qu’aucun ombrage naturel ne dérobait à ma vue. Ferme ! dit-elle, tiens bon, vaillant guerrier ! Tu as un adversaire qui ne cède, ni ne tourne le dos. Face à face, si tu es homme ; et, coup pour coup, frappe et meurs. Aujourd’hui point de quartier. Elle dit, et, montant sur la couchette, s’arrange de façon que nous nous trouvons elle dessus et moi dessous.

Déployant alors l’élastique fermeté de ses reins par des secousses répétées, et toujours plus vives et plus érotiques, elle me fit savourer à longs traits tout ce que les faveurs de Vénus incube ont de plus enivrantes voluptés, tant qu’enfin une molle langueur circule dans nos membres et s’empare de nos sens ; en nous toute force expire, et nous nous laissons aller haletants dans les bras l’un de l’autre. Les premiers rayons du jour vinrent nous surprendre dans nos amoureux ébats, sans que nous eussions fermé la paupière ; nous recourions aux libations de temps à autre. Alors nos forces renaissaient, le désir se ranimait, la lutte recommençait. Ce fut une nuit d’ivresse ; nous eûmes grand soin qu’elle eût plus d’une répétition.

Un jour Byrrhène m’invita de la manière la plus pressante à venir souper chez elle. En vain j’essayai de m’en défendre ; elle ne tint compte de mes excuses. Il me fallut donc présenter requête à Fotis, obtenir son congé, prendre ses auspices. Tout ce qui m’éloignait de ses côtés, ne fût-ce que d’un pas, était peu de son goût. Toutefois, elle consentit d’assez bonne grâce à ce court armistice. Au moins, dit-elle, ayez bien soin de quitter la table de bonne heure ; car il y a dans notre jeune noblesse un parti sans frein, ennemi juré de la paix publique : et vous rencontrerez des hommes égorgés en pleine rue. Les troupes du gouverneur sont trop loin de nous pour empêcher ces massacres. Votre position élevée fait de vous un point de mire ; et, comme étranger, vous avez moins qu’un autre de protection à attendre. Rassure-toi, ma chère Fotis, lui répondis-je ; je tiens plus à nos plaisirs qu’à tous les festins du monde ; et il suffit de ton inquiétude pour me faire presser mon retour. D’ailleurs, je ne marche pas seul. Et puis j’aurai au côté mon épée. C’est une sauvegarde qui ne me quitte pas.

Muni de cette précaution, je me rends à ce souper. J’y trouvai grande réunion, et, comme je m’y attendais, d’après le rang de la dame du logis, la meilleure compagnie de la ville. Les lits, d’une magnificence extrême, étaient en bois de citronnier avec des ornements d’ivoire, et recouverts d’étoffes brodées d’or. Sur la table de larges coupes, toutes diverses de forme et de beauté, toutes d’un prix inestimable. Ici le verre artistement ciselé, là le cristal taillé à facettes. L’argent brillait, l’or resplendissait. Il s’y trouvait jusqu’à des morceaux d’ambre cristallisé, que l’art avait creusé pour servir de vase à boire ; enfin un luxe inimaginable. Plusieurs écuyers tranchants, magnifiquement vêtus, découpaient les mets sans nombre que de jeunes filles servaient avec toute la grâce possible. De jeunes garçons qu’on avait frisés au fer, et élégamment drapés, ne cessaient de verser aux convives un vin vieux dans des vases faits de pierres précieuses. Bientôt l’arrivée des flambeaux donne l’essor aux propos de table ; le rire se communique, les bons mots circulent, et, parfois, l’épigramme étincelle.

Byrrhène alors m’adressa la parole : Que dites-vous de notre pays ? Aucune ville, que je sache, ne possède rien de comparable à nos temples, à nos bains, à nos édifices publics en général. Et nous ne sommes pas moins bien pourvus des choses utiles : chez nous l’homme de plaisir trouve les mêmes facilités, l’homme de négoce les mêmes débouchés qu’à Rome même ; et l’homme aux goûts tranquilles peut jouir ici du recueillement de la campagne. Tous les plaisirs de la province s’y sont donné rendez-vous. Rien n’est plus vrai, repris-je ; nulle part je ne me suis senti plus à l’aise. Mais il y a la magie, dont je redoute singulièrement les ténébreuses embûches et les pièges inévitables. Le tombeau même, dit-on, ne met pas à l’abri de ses atteintes. Elle dispute aux bûchers, aux sépulcres, les dépouilles des morts ; et des lambeaux, arrachés aux cadavres, deviennent les instruments de ses funestes pratiques contre les vivants. On parle de vieilles sorcières qui, au milieu même d’une pompe funèbre, savent escamoter un mort et frauder la sépulture. Bah ! dit alors une personne de la compagnie, on ne fait pas même ici grâce aux vivants. À qui donc est-il arrivé dernièrement de se trouver mutilé, défiguré au point d’en être méconnaissable ?

Aussitôt un rire immodéré s’empare de l’assemblée. Tous les yeux se tournent vers un convive qui se tenait à l’écart dans un coin, et qui, tout confus de se voir l’objet d’une attention si marquée, murmure quelques mots de dépit, et fait mine de se lever de table. Byrrhène lui dit alors : Allons, mon cher Télyphron, rasseyez-vous ; et, tenez, vous qui êtes si complaisant, racontez-nous encore une fois votre histoire. Je serais charmée de procurer à mon fils Lucius, que voilà, le plaisir de l’entendre de votre bouche. Madame, répondit Télyphron, vous êtes la bonté même ; mais il y a des gens d’une impertinence… Il paraissait outré. Mais Byrrhène, à force d’instances, finit par le décider pour l’amour d’elle. Ramenant alors la housse du lit en un monceau, comme point d’appui à son coude, il projette en avant le bras droit, et dispose ses doigts à la manière des orateurs, c’est-à-dire en fermant les deux derniers, et tenant étendus les autres, avec le pouce en saillie. Après ce préliminaire, notre homme commence ainsi :

J’étais encore en tutelle à Milet, quand l’idée me vint d’aller aux jeux olympiques. J’étais curieux au dernier point de visiter cette province célèbre. Après avoir parcouru toute la Thessalie, pour mon malheur j’arrive à Larisse. Le voyage m’avait mis des plus mal en espèces, et j’errais par la ville en rêvant aux expédients. Au milieu d’une place, j’aperçois un vieillard de haute taille, qui était monté sur une borne, et criait à pleine voix : Qui veut garder un mort ? Faites votre prix. Que signifie cette proclamation ? dis-je au premier passant. Avez-vous peur que vos morts ne s’enfuient ? Paix ! me répond-il, vous parlez en enfant et en étranger. Sachez que vous êtes en Thessalie. Il y a ici des magiciennes toujours prêtes à déchiqueter le visage des morts ; c’est l’élément principal de leurs conjurations. Et, s’il vous plaît, repris-je, pour cette lugubre faction quelle est la consigne ? Faire le guet toute la nuit, dit-il, les yeux tout grands ouverts et fixés sur le cadavre ; et il n’y a pas à cligner de la paupière, encore moins à regarder de droite ou de gauche : car ces maudits caméléons femelles se glissent soudain en tapinois, sous une forme quelconque ; l’œil du Soleil ou de la Justice y serait lui-même trompé. Elles se changent en chien, en souris, en mouche même, au besoin. Puis vite un enchantement ; et les gardiens s’endorment. On n’en finirait pas à décrire toutes les surprises imaginées par ces infernales créatures pour en venir à leurs fins. Notez que, pour salaire, on n’offre guère plus de quatre à six pièces d’or à qui se charge de ce périlleux service. Ah ! j’oubliais : le gardien, dans le cas où le corps ne serait pas retrouvé le matin dans son entier, est tenu de remplacer ce qui manque, pièce pour pièce, avec la chair de sa propre face.

Ainsi renseigné, je prends mon courage à deux mains ; je vais droit au crieur, et lui dis : Ménagez vos poumons ; voici le gardien tout trouvé ; voyons le prix. On vous donnera mille écus, dit-il ; mais, mon gaillard, songez-y bien, le mort est le fils d’un des premiers de la ville. Faites bonne garde au moins contre ces détestables harpies. Bagatelle ! recommandation inutile ! répondis-je ; je suis un corps de fer, et, pour la vigilance, un Lyncée, un Argus ; des yeux partout. J’avais à peine fini, qu’il me conduit à une maison dont les principales issues étaient fermées. Nous entrons par une petite porte de derrière, et j’arrive à un appartement dont tous les jours interceptés excluaient la lumière du dehors, et où pourtant je parvins à apercevoir une femme éplorée, et en deuil des pieds à la tête. Voici, dit mon guide en s’approchant, un homme résolu qui s’engage à garder le corps de votre époux. À ces mots, la dame écarte ses cheveux des deux côtés de son visage, dont la beauté me frappa au milieu de ses larmes ; et arrêtant ses regards sur moi : Vous savez, dit-elle, ce que votre tâche exige de surveillance. Soyez sans inquiétude, repris-je, pourvu que j’aie un supplément de prix raisonnable. Elle y consent, et, se levant aussitôt, me conduit dans une autre chambre.

Là se trouvait le corps du défunt, recouvert d’un linceul éclatant. Elle le découvre en présence de sept personnes appelées comme témoins ; et, à cette vue, ses larmes recommencent à couler. Puis, après un moment de silence, adjurant les assistants, elle procède sous leurs yeux à une revue exacte de tous les membres ; l’inventaire en est dressé sur une tablette. Voyez, dit-elle, le nez est entier, les yeux en bon état, les oreilles au complet, les lèvres intactes ; rien ne manque au menton. Citoyens, rendez-moi du tout bon et fidèle témoignage. Elle dit, et, les sceaux étant apposés aux tablettes, elle allait se retirer ; mais je la retins. Madame, lui dis-je, faites-moi, je vous prie, donner ce qui est nécessaire. Qu’entendez-vous par là, dit-elle ? Une de vos plus grandes lampes, repris-je, de l’huile suffisamment pour l’alimenter jusqu’au jour, de l’eau chaude, du vin, un verre, et un plateau garni des restes de votre souper. Alors, avec un geste de mépris : Perdez-vous le sens ? dit-elle ; un souper ! des restes ! dans une maison de mort, où, depuis tant de jours déjà, le foyer n’a pas même de fumée ! Croyez-vous être venu ici pour faire bombance ? Allez ; songez plutôt à sympathiser par vos larmes avec le deuil que vous voyez autour de vous. Se tournant alors vers sa suivante : Myrrhine, donnez sur-le-champ une lampe et de l’huile à cet homme, enfermez-le dans la chambre, et retirez-vous.

Me voilà donc livré à moi-même, avec la compagnie d’un cadavre pour passe-temps. Je me frotte les yeux pour éloigner le sommeil, et, de temps à autre, je fredonne une chanson pour me donner du cœur au ventre. Arrive la brune, puis la nuit ; la nuit épaisse, profonde ; la nuit dans toute son horreur. Ma frayeur croissait avec les ténèbres : tout à coup, une belette se glisse dans la chambre, vient se poser devant moi, et se met à me regarder en face avec la dernière assurance. Tant d’audace dans ce petit animal ne me troubla pas médiocrement. J’ose enfin lui adresser ces paroles : Veux-tu bien t’en aller, bête immonde ? Va te cacher avec les rats, seule société qui te convienne ; ou tu vas sentir ce que pèse mon bras. Zeste, elle détale, et disparaît de la chambre ; mais au même instant je m’abîme en un sommeil profond ; si bien que le dieu de Delphes lui-même, voyant là deux corps gisants, aurait eu peine à distinguer le vivant du mort. J’étais bien là, en effet, comme si je n’y eusse pas été privé de tout sentiment, dans un état à être gardé, plutôt qu’à garder moi-même.

Déjà la retraite de la nuit était sonnée par tous les coqs du voisinage. Je m’éveille en sursaut, et, dans le dernier effroi, je cours au cadavre ; j’en approche la lumière, et j’examine en détail si le dépôt dont j’avais pris charge se retrouvait dans son intégrité. Bientôt l’épouse infortunée, suivie des témoins de la veille, entre brusquement. L’œil en pleurs et tout effarée, elle se précipite sur le corps, qu’elle couvre longtemps de ses baisers ; puis, la lampe à la main, elle en fait un récolement complet. Alors elle se retourne, appelle son intendant Philodespotus, et lui ordonne de payer sur-le-champ l’excellent gardien. Jeune homme, me dit-elle ensuite, je vous ai les plus grandes obligations. Et certes, après la vigilance dont vous avez fait preuve en vous acquittant de ce devoir, je dois vous compter désormais comme un de mes amis.

Moi, dans l’extase de ce gain inespéré, et tout ébloui de l’or que je faisais sonner dans ma main : Dites votre serviteur, madame, m’écriai-je : à la première occasion, je suis à vos ordres. Vous n’avez qu’à parler.

À peine avais-je prononcé ces paroles, que tous les amis de la veuve éclatent en exécrations, et fondent en masse sur moi, se faisant arme de tout. C’est à qui me brisera les mâchoires et les épaules de ses poings ou de ses coudes, à qui me froissera les côtes ou me lancera son coup de pied. Mes cheveux sont arrachés, mes habits déchirés en lambeaux. Enfin meurtri et malmené, autant que le furent jamais le beau chasseur Adonis ou le dédaigneux fils de Calliope, je me vois impitoyablement jeté hors du logis.

Pendant que, sur une place voisine, je cherchais à reprendre mes esprits, je m’avisai un peu tard de la sinistre inconvenance de mes paroles, et convins que je n’avais pas encore été rossé comme je le méritais. Pendant ce temps, le cérémonial des pleurs et des cris avait été son train, et le cortège, d’une ordonnance conforme à l’usage du pays, s’avançait au milieu de la place, avec la pompe convenable à la qualité du défunt. Tout à coup un vieillard accourt, les yeux mouillés de pleurs, et arrachant les cheveux de sa tête chenue ; il étend précipitamment les deux mains sur le lit funèbre : Citoyens, s’écrie-t-il de toute la force de sa voix entrecoupée de sanglots, par tout ce que vous avez de plus sacré, au nom de la piété publique, vengez le meurtre d’un de vos frères ! Cette misérable, cette infâme créature, s’est souillée du plus grand des forfaits ; j’appelle sur sa tête toutes les sévérités de la justice. C’est sa main, et sa main seule, qui a fait périr par le poison ce malheureux jeune homme, le fils de ma sœur. Un amour adultère et l’appât de sa succession ont poussé une épouse à ce crime. Le vieillard allait de l’un à l’autre, ne cessant de faire entendre ses plaintes lamentables. Déjà les esprits s’irritent ; le crime paraît probable ; on y croit. Des pierres ! un bûcher ! s’écrie-t-on de toutes parts. Et voilà les enfants qu’on excite contre cette malheureuse. Elle, le visage baigné de pleurs de commande, et simulant de son mieux l’horreur d’un tel attentat, prenait tous les dieux à témoin de son innocence.

Eh bien ! dit le vieillard, reposons-nous sur la divine providence du soin de manifester la vérité. Il y a ici un Égyptien nommé Zatchlas, prophète du premier ordre. Dès longtemps il s’est engagé avec moi, au prix d’une somme considérable, à évoquer temporairement une âme du fond des enfers, et à lui faire animer de nouveau le corps qu’elle aurait quitté.

Il dit, et fait avancer au milieu de l’assemblée un jeune homme couvert d’une robe de lin, chaussé d’écorce de palmier, le poil rasé entièrement ; et, après lui avoir longtemps baisé les mains et même embrassé les genoux, il lui adresse ces paroles : O pontife ! ayez pitié de nous ; je vous en conjure par les célestes flambeaux, par les divinités infernales, par tous les éléments de cet univers, et le silence des nuits, et les mystères de Coptos, et les crues du Nil, et les arcanes de Memphis, et les sistres de Pharos. Que ces yeux fermés pour l’éternité puissent un moment se rouvrir au soleil, et ressaisir la lumière des cieux ! Nous ne voulons pas troubler l’ordre naturel, ni disputer à la terre ce qui lui appartient. C’est afin que justice soit rendue au mort, que nous demandons pour lui ce retour d’un moment à l’existence.

Cette allocution eut son effet sur le prophète. Il appliqua trois fois une certaine herbe sur la bouche du défunt, puis une autre herbe autant de fois sur sa poitrine. Se tournant alors vers l’orient, il adresse une prière tacite au soleil, qui s’élevait majestueusement au-dessus de l’horizon. Ce préliminaire imposant émeut et préoccupe les spectateurs, et les met dans une grande attente du miracle qui va s’accomplir. Je me mêle à la foule, et, montant sur une borne, derrière le lit funèbre, je regardais de tous mes yeux. Un léger soulèvement se manifeste vers la poitrine du mort, son pouls recommence à battre, ses poumons à jouer ; le cadavre se met sur son séant ; la voix du jeune homme se fait entendre : J’avais déjà bu l’eau du Léthé, dit-il, et presque franchi les marais du Styx. Pourquoi me rengager dans les tristes devoirs de cette vie éphémère ? Cessez, cessez, de grâce, et me rendez à mon repos.

Ainsi parla le cadavre. Mais le prophète lui dit d’un ton impératif : Il faut tout révéler ; il faut mettre au grand jour le secret de la tombe. Ne sais-tu pas que mes accents ont le pouvoir d’évoquer les Euménides, et de livrer tes membres aux tortures qu’elles savent infliger ? Le mort, poussant alors un profond gémissement, se tourne vers le peuple et dit : La femme que j’avais épousée a causé mon trépas. J’ai péri par le poison ; et ma couche n’était pas refroidie, que déjà l’adultère venait la souiller.

À cette accusation, l’épouse, s’armant d’une effronterie sans pareille, oppose un sacrilège dé menti. La foule s’agite, les esprits se partagent, Les uns veulent que, sans plus tarder, cette femme scélérate soit ensevelie toute vive avec son mari. D’autres crient au prestige, et soutiennent que le cadavre a menti. Mais bientôt la question est tranchée par une révélation accessoire du défunt, poussant un nouveau et plus profond soupir : Je vais, dit-il, je vais prouver jusqu’à l’évidence que je n’ai dit que la vérité ; et cela, par une circonstance à moi seule connue. Pendant que ce fidèle surveillant (me montrant du doigt) faisait si bonne garde auprès de mon corps, des sorcières, qui avaient jeté le dévolu sur ma dépouille, ont vainement cherché, sous diverses formes, à mettre sa vigilance en défaut. Enfin, elles ont étendu sur lui les vapeurs du sommeil ; et, l’ayant plongé dans une sorte de léthargie, elles n’ont cessé de m’appeler par mon nom, tant qu’enfin mes membres engourdis et mon corps déjà glacé commençaient à s’évertuer pour répondre à la magique sommation. Celui-ci, qui était bien vivant, qui n’avait d’un mort que l’apparence, entendant prononcer son nom (car nous portons le même), se lève sans savoir pourquoi, s’avance comme un fantôme, et machinalement va donner contre la porte ; elle était bien fermée ; mais il s’y trouvait une ouverture au travers de laquelle on lui coupa successivement d’abord le nez, puis les oreilles ; amputation qu’il n’a subie qu’à mon défaut. Les sorcières ont ensuite imaginé un raccord pour déguiser leur larcin. Avec de la cire, elles lui ont façonné une paire d’oreilles qu’elles lui ont appliquées très proprement, et lui ont adapté de même un nez tout pareil au sien. Voilà où en est ce pauvre homme. On l’a payé, non de sa peine, mais de ses mutilations. Tout étourdi d’une telle découverte, et voulant m’assurer du fait, je me pince le nez ; mon nez s’enlève : je tâte mes oreilles, elles suivent la main. En un clin d’œil : je vois tous les yeux dirigés, tous les doigts braqués sur ma personne ; le rire allait éclater. Une sueur froide me saisit ; je me glisse entre les jambes des assistants, et parviens à faire retraite ; mais défiguré de la sorte, et désormais voué au ridicule, je n’ai plus osé reparaître dans ma famille, ni revoir mon pays. Avec mes cheveux que je rabats sur les côtés, je suis parvenu à cacher la place de mes oreilles ; et ce morceau de linge que je me suis collé au visage dissimule assez bien l’accident de mon nez.

À ce récit de Télyphron, les convives, que le vin avait mis en gaieté, se prennent à rire de plus belle. Et, pendant que quelques bons vivants réclament les libations d’usage au dieu du Rire, Byrrhène se tourne vers moi : Demain, dit-elle, est l’anniversaire de la fondation de notre ville, jour consacré à l’auguste dieu du Rire. C’est un culte observé par nous seuls sur la terre, et que nous célébrons par les plus joyeuses cérémonies. Votre présence serait un plaisir de plus ; et puisse quelque heureux fruit de votre imagination ajouter encore à la fête, et contribuer à rendre l’hommage plus digne de la divinité ! Bien volontiers, madame, répondis-je ; vos ordres sont ma loi ; et je souhaite que l’inspiration me serve assez bien pour que la toute-puissance du dieu se manifeste dans mon œuvre.

Là-dessus, mon valet vint m’avertir que la nuit s’avançait. Je me lève, ébloui des fumées du vin ; je prends à la hâte congé de Byrrhène, et, d’un pied chancelant, je m’achemine vers le logis. Mais voilà qu’au premier détour de rue un coup de vent éteint notre unique flambeau, et nous plonge soudainement dans les ténèbres. Nous eûmes mille peines à nous tirer de cet embarras ; et ce ne fut que harassés de fatigue, et après nous être meurtri les pieds contre chaque pierre du chemin, que nous pûmes nous rendre au logis.

Nous y arrivions cependant bras dessus, bras dessous, quand trois gros et vigoureux gaillards se lancent avec force contre notre porte. Notre présence, loin de les déconcerter, semble les piquer d’émulation ; c’est à qui frappera le plus fort : nous les prîmes, moi surtout, pour des brigands fieffés, et de la pire espèce. Vite je saisis sous mon manteau l’épée dont je m’étais précautionné pour de pareilles rencontres ; et, sans marchander, je m’élance au milieu de ces bandits. À mesure qu’il m’en tombe un sous la main, je lui plonge mon épée jusqu’à la garde, et je les étends l’un après l’autre à mes pieds, criblés de coups, et rendant l’âme par de larges blessures. Après cet exploit, tout haletant et baigné de sueur, j’enfilais la porte que venait d’ouvrir Fotis, réveillée par le vacarme ; une lutte avec le triple Géryon ne m’eût pas épuisé davantage. Je gagnai promptement mon lit, et ne tardai pas à m’endormir.