Contes choisis des frères Grimm/Le Pêcheur et sa femme

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LE PÊCHEUR ET SA FEMME


Il y avait une fois un pêcheur et sa femme, qui habitaient ensemble une cahute[1] au bord de la mer, le pêcheur allait tous les jours jeter son hameçon, et il le jetait et le jetait encore.

Un jour il était assis près de sa ligne, sur le rivage, le regard tourné du côté de l’eau limpide, et il restait assis, toujours assis ; tout à coup il vit l’hameçon plonger et descendre profondément, et quand il le retira, il tenait au bout une grosse barbue. La barbue lui dit : « Je te prie de me laisser vivre ; je ne suis pas une vraie barbue, je suis un prince enchanté. A quoi te servirait de me faire mourir ? Je ne serais pas pour toi un grand régal ; rejette-moi dans l’eau et laisse-moi nager.

— Vraiment, dit l’homme, tu n’as pas besoin d’en dire si long, je ne demande pas mieux que de laisser nager à son aise une barbue qui sait parler. » Il la rejeta dans l’eau, et la barbue s’y replongea jusqu’au fond, en laissant après elle une longue traînée de sang.

L’homme alla retrouver sa femme dans la cahute. « Mon homme, lui dit-elle, n’as-tu rien pris aujourd’hui ?

— Non, dit l’homme, j’ai pris une barbue qui m’a dit qu’elle était un prince enchanté, et je l’ai laissée nager comme auparavant.

— N’as-tu rien demandé pour toi ? dit la femme.

— Non, dit l’homme ; et qu’aurais-je demandé ?

— Ah ! dit la femme, c’est pourtant triste d’habiter toujours une cahute sale et infecte comme celle-ci : tu aurais pu pourtant demander pour nous une petite chaumière. Retourne et appelle la barbue : dis-lui que nous voudrions avoir une petite chaumière ; elle fera cela certainement.

— Ah ! dit l’homme, pourquoi y retournerais-je ?

— Vraiment, dit la femme, tu l’as prise et tu l’as laissée nager comme auparavant, elle le fera ; vas-y sur-le-champ. »

L’homme ne s’en souciait point ; pourtant il se rendit au bord de la mer, et quand il y fut il la vit toute jaune et toute verte ; il s’approcha de l’eau et dit :

Tarare ondin, Tarare ondin,
Petit poisson, gentil fretin,
Mon Isabeau crie et tempête ;
Il en faut bien faire à sa tête.

La barbue s’avança vers lui et lui dit : « Que veut-elle donc ?

— Ah ! dit l’homme, je t’ai prise tout à l’heure ; ma femme prétend que j’aurais dû te demander


quelque chose. Elle s’ennuie de demeurer dans une cahute ; elle voudrait bien avoir une chaumière.

— Retourne sur tes pas, dit la barbue, elle l’a déjà. »

L’homme s’en retourna, et sa femme n’était plus dans sa cahute ; mais à sa place était une petite chaumière, et sa femme était assise à la porte sur un banc. Elle le prit par la main et lui dit : « Entre donc et regarde ; cela vaut pourtant bien mieux »

Ils entrèrent, et dans la chaumière étaient une jolie petite salle, une chambre où était placé leur lit, une cuisine et une salle à manger avec une batterie de cuivre et d’étain très brillants, et tout l’attirail d’un service complet. Derrière étaient une petite cour avec des poules et des canards, et un petit jardin avec des légumes et des fruits. « Vois, dit la femme, n’est-ce pas joli ?

— Oui, dit l’homme, restons comme cela, nous allons vivre vraiment heureux.

— Nous y réfléchirons, » dit la femme. Là-dessus ils mangèrent et se mirent au lit.

Cela alla bien ainsi pendant huit ou quinze jours, puis la femme dit : « Écoute, mon homme, cette chaumière est aussi trop étroite, et la cour et le jardin sont si petits ! La barbue aurait bien pu en vérité nous donner une maison plus grande. J’aimerais à habiter un grand château en pierre : va trouver la barbue, il faut qu’elle nous donne un château.

— Ah ! femme, dit l’homme, cette chaumière est vraiment fort bien ; à quoi bon servirait d’habiter un château ?

— Eh ! dit la femme, va, la barbue peut très-bien le faire.

— Non, femme, dit l’homme, la barbue vient tout justement de nous donner cette chaumière, je ne veux pas retourner vers elle ; je craindrais de l’importuner.

— Vas-y, dit la femme ; elle peut le faire, elle le fera volontiers ; va, te dis-je. »

L’homme sentait cette démarche lui peser sur le cœur, et ne se souciait point de la faire ; il se disait à lui-même : « Cela n’est pas bien. » Pourtant il obéit.

Quand il arriva près de la mer, l’eau était violette et d’un bleu sombre, grisâtre et prête à se soulever ; elle n’était plus verte et jaune comme auparavant ; pourtant elle n’était point agitée. Le pêcheur s’approcha et dit :

Tarare ondin, Tarare ondin,
Petit poisson, gentil fretin,
Mon Isabeau crie et tempête ;
Il en faut bien faire à sa tête.

« Et que veut-elle donc ? dit la barbue.

— Ah ! dit l’homme à demi troublé, elle veut habiter un grand château de pierre.

— Va, dit la barbue, tu la trouveras sur la porte. »

L’homme s’en alla, et croyait retrouver son logis ; mais, comme il approchait, il vit un grand château de pierre, et sa femme se tenait au haut du perron ; elle allait entrer dans l’intérieur. Elle le prit par la main et lui dit : « Entre avec moi. » Il la suivit, et dans le château était un vestibule immense dont les murs étaient plaqués de marbre ; il y avait une foule de domestiques qui ouvraient avec fracas les portes devant eux ; les murs étaient brillants et couverts de belles tentures ; dans les appartements les sièges et les tables étaient en or, des lustres en cristal étaient suspendus aux plafonds, et partout aussi des tapis de pied dans les chambres et les salles ; des mets et des vins recherchés chargeaient les tables à croire qu’elles allaient rompre. Derrière le château était une grande cour renfermant des étables pour les vaches et des écuries pour les chevaux, des carrosses magnifiques ; de plus un grand et superbe jardin rempli des plus belles fleurs, d’arbres à fruits ; et enfin un parc d’au moins une lieue de long, où l’on voyait des cerfs, des daims, des lièvres, tout ce que l’on peut désirer.

« Eh bien ! dit la femme, cela n’est-il pas beau ?

— Ah ! oui, dit l’homme, tenons-nous-en là ; nous habiterons ce beau château, et nous vivrons contents.

— Nous y réfléchirons, dit la femme, dormons là-dessus d’abord. » Et nos gens se couchèrent.

Le lendemain la femme s’éveilla comme il faisait grand jour, et de son lit elle vit la belle campagne qui s’offrait devant elle. L’homme étendait les bras en s’éveillant. Elle le poussa du coude et dit : « Mon homme, lève-toi et regarde par la fenêtre ; vois, ne pourrions-nous pas devenir rois de tout ce pays ? Va trouver la barbue, nous serons rois.

— Ah ! femme, dit l’homme, pourquoi serions-nous rois ? je ne m’en sens nulle envie.

— Bon, dit la femme, si tu ne veux pas être roi, moi je veux être reine. Va trouver ta barbue, je veux être reine.

— Ah ! femme, dit l’homme, pourquoi veux-tu être reine ? Je ne me soucie point de lui dire cela.

— Et pourquoi pas ? dit la femme ; vas-y à l’instant, il faut que je sois reine. »

L’homme y alla, mais il était tout consterné de ce que sa femme voulait être reine. « Cela n’est pas bien, cela n’est vraiment pas bien, pensait-il. Je ne veux pas y aller. » Il y allait pourtant. Quand il approcha de la mer, elle était d’un gris sombre, l’eau bouillonnait du fond à la surface et répandait une odeur fétide. Il s’avança et dit :

Tarare ondin, Tarare ondin,
Petit poisson, gentil fretin,
Mon Isabeau crie et tempête ;
Il en faut bien faire à sa tête.

« Et que veut-elle donc ? dit la barbue.

— Ah ! dit l’homme, elle veut devenir reine.

— Retourne, elle l’est déjà, » dit la barbue.

L’homme partit et, quand il approcha du palais, il vit que le château s’était de beaucoup agrandi et portait une haute tour décorée de magnifiques ornements. Des gardes étaient en sentinelle à la porte, et il y avait là des soldats en foule avec des trompettes et des timbales. Comme il entrait dans l’édifice, il vit de tous côtés le marbre le plus pur enrichi d’or, des tapis de velours et de grands coffres d’or massif. Les portes de la salle s’ouvrirent ; toute la cour y était réunie, et sa femme était assise sur un trône élevé, tout d’or et de diamant ; elle portait sur la tête une grande couronne d’or, elle tenait dans sa main un sceptre d’or pur garni de pierres précieuses ; et à ses côtés étaient placées, sur un double rang, six jeunes filles, plus petites de la tête l’une que l’autre.

Il s’avança et dit : « Ah ! femme, te voilà donc reine !

— Oui, dit-elle, je suis reine. »

Il se plaça devant elle et la regarda, et, quand il l’eut contemplée un instant, il dit :

« Ah ! femme, quelle belle chose que tu sois reine ! Maintenant nous n’avons plus rien à désirer.

— Point du tout, mon homme, dit-elle tout agitée ; le temps me dure fort de tout ceci, je n’y puis plus tenir. Va trouver la barbue ; je suis reine, il faut maintenant que je devienne impératrice.

— Ah ! femme, dit l’homme, pourquoi veux-tu devenir impératrice ?

— Mon homme, dit-elle, va trouver la barbue, je veux être impératrice.

— Ah ! femme, dit l’homme, elle ne peut pas te faire impératrice, je n’oserai pas dire cela à la barbue ; il n’y a qu’un empereur dans l’empire : la barbue ne peut pas faire un empereur ; elle ne le peut vraiment pas.

— Je suis reine, dit la femme, et tu es mon mari. Veux-tu bien y aller à l’instant même ? Va, si elle a pu nous faire rois, elle peut nous faire empereurs. Va, te dis-je. »

Il fallut qu’il marchât. Mais tout en s’éloignant, il était troublé et se disait en lui-même : « Cela n’ira pas bien ; empereur ! c’est trop demander, la barbue se lassera. »

Tout en songeant ainsi, il vit que l’eau était noire et bouillonnante ; l’écume montait à la surface, et le vent la soulevait en soufflant avec violence : il se sentit frissonner. Il s’approcha et dit :

Tarare ondin, Tarare ondin,
Petit poisson, gentil fretin,
Mon Isabeau crie et tempête,
Il en faut bien faire à sa tête.

« Et que veut-elle donc ? dit la barbue.

— Ah ! barbue, dit-il, ma femme veut devenir impératrice.

— Retourne, dit la barbue : elle l’est maintenant. »

L’homme revint sur ses pas, et, quand il fut de retour, tout le château était d’un marbre poli, enrichi de figures d’albâtre et décoré d’or. Des soldats étaient en nombre devant la porte ; ils sonnaient de la trompette, frappaient les timbales et battaient le tambour ; dans l’intérieur du palais, les barons, les comtes et les ducs allaient et venaient en qualité de simples serviteurs : ils lui ouvrirent les portes, qui étaient d’or massif. Et quand il fut entré, il vit sa femme assise sur un trône qui était d’or d’une seule pièce, et haut de mille pieds ; elle portait une énorme couronne d’or de trois coudées, garnie de brillants et d’escarboucles : d’une main elle tenait le sceptre, et de l’autre le globe impérial ; à ses côtés étaient placés sur deux rangs ses gardes, tous plus petits l’un que l’autre, depuis les plus énormes géants, hauts de mille pieds, jusqu’au plus petit nain, qui n’était pas plus grand que mon petit doigt.

Devant elle se tenaient debout une foule de princes et de ducs. L’homme s’avança au milieu d’eux, et dit : « Femme, te voilà donc impératrice !

— Oui, dit-elle, je suis impératrice. »

Alors il se plaça devant elle et la contempla ; puis quand il l’eut considérée un instant : « Ah ! femme, dit-il, quelle belle chose que de te voir impératrice !

— Mon homme, dit-elle, que fais-tu là planté ? Je suis impératrice, je veux maintenant être pape ; va trouver la barbue.

— Ah ! femme, dit l’homme, que demandes-tu là ? tu ne peux pas devenir pape ; il n’y a qu’un seul pape dans la chrétienté ; la barbue ne peut pas faire cela pour toi.

— Mon homme, dit-elle, je veux devenir pape ; va vite, il faut que je sois pape aujourd’hui même.

— Non, femme, dit l’homme, je ne puis pas lui dire cela ; cela ne peut être ainsi, c’est trop ; la barbue ne peut pas te faire pape.

— Que de paroles, mon homme ! dit la femme ; elle a pu me faire impératrice, elle peut aussi bien me faire pape. Marche, je suis impératrice, et tu es mon homme ; vite, mets-toi en chemin. »

Il eut peur et partit ; mais le cœur lui manquait, il tremblait, avait le frisson, et ses jambes et ses genoux flageolaient sous lui. Le vent soufflait dans la campagne, les nuages couraient, et l’horizon était sombre vers le couchant ; les feuilles s’agitaient avec bruit sur les arbres ; l’eau se soulevait et grondait comme si elle eût bouillonné, elle se brisait à grand bruit sur le rivage, et il voyait de loin les navires qui tiraient le canon d’alarme et dansaient et bondissaient sur les vagues. Le ciel était bleu encore à peine sur un point de son étendue, mais tout à l’entour des nuages d’un rouge menaçant annonçaient une terrible tempête.

Il s’approcha tout épouvanté et dit :

Tarare ondin, Tarare ondin,
Petit poisson, gentil fretin,
Mon Isabeau crie et tempête ;
Il en faut bien faire a sa tête.

« Et que veut-elle donc ? dit la barbue.

— Ah ! dit l’homme, elle veut devenir pape.

— Retourne, dit la barbue, elle l’est à cette heure. »

Il revint, et quand il arriva, il vit une immense église tout entourée de palais. Il perça la foule du peuple pour y pénétrer. Au dedans, tout était éclairé de mille et mille lumières ; sa femme était revêtue d’or de la tête aux pieds ; elle était assise sur un trône beaucoup plus élevé que l’autre, et portait trois énormes couronnes d’or ; elle était environnée d’une foule de prêtres. A ses côtés étaient placées deux rangées de cierges, dont le plus grand était épais et haut comme la plus haute tour, et le plus petit pareil au plus petit flambeau de cuisine ; tous les empereurs et les rois étaient agenouillés devant elle et baisaient sa mule.

« Femme, dit l’homme en la contemplant, il est donc vrai que te voilà pape ?

— Oui, dit-elle, je suis pape. »

Alors il se plaça devant elle et se mit à la considérer, et il lui semblait qu’il regardait le soleil. Quand il l’eut ainsi contemplée un moment :

« Ah ! femme, dit-il, quelle belle chose que de te voir pape ! »

Mais elle demeurait roide comme une souche et ne bougeait.

Il lui dit : « Femme, tu seras contente maintenant ; te voilà pape : tu ne peux pas désirer d’être quelque chose de plus.

— J’y réfléchirai, » dit la femme.

Là-dessus, ils allèrent se coucher. Mais elle n’était pas contente ; l’ambition l’empêchait de dormir, et elle pensait toujours à ce qu’elle voudrait devenir.

L’homme dormit très-bien, et profondément : il avait beaucoup marché tout le jour. Mais la femme ne put s’assoupir un instant ; elle se tourna d’un côté sur l’autre pendant toute la nuit, pensant toujours à ce qu’elle pourrait devenir, et ne trouvant plus rien à imaginer. Cependant le soleil se levait, et, quand elle aperçut l’aurore, elle se dressa sur son séant et regarda du côté de la lumière. Lorsqu’elle vit que les rayons du soleil entraient par la fenêtre :

« Ah ! pensa-t-elle, ne puis-je aussi commander de se lever au soleil et à la lune ?… Mon homme, dit-elle en le poussant du coude, réveille-toi, va trouver la barbue : je veut devenir, pareille au bon Dieu. »

L’homme était encore tout endormi, mais il fut tellement effrayé qu’il tomba de son lit. Il pensa qu’il avait mal entendu ; il se frotta les yeux et dit : « Ah ! femme, que dis-tu ?

— Mon homme, dit-elle, si je ne peux pas ordonner au soleil et à la lune de se lever, et s’il faut que je les voie se lever sans mon commandement, je n’y pourrai tenir, et je n’aurai pas une heure de bon temps ; je songerai toujours que je ne puis les faire lever moi-même. »

Et en disant cela, elle le regarda d’un air si effrayant qu’il sentit un frisson lui courir par tout le corps.

« Marche à l’instant, je veux devenir pareille au bon Dieu »

— Ah ! femme, dit l’homme eu se jetant à ses genoux, la barbue ne peut pas faire cela. Elle peut bien te faire impératrice et pape ; je t’en prie, rentre en toi-même, et contente-toi d’être pape. »

Alors elle se mit en fureur, ses cheveux volèrent en désordre autour de sa tête, elle déchira son corsage, et donna à son mari un cou de pied en criant :

« Je n’y tiens plus, je n’y puis plus tenir ! Veux-tu marcher à l’instant même ? »

Alors il s’habilla rapidement et se mit à courir comme un insensé.

Mais la tempête était déchaînée, et grondait si furieuse qu’à peine il pouvait se tenir sur ses pieds ; les maisons et les arbres étaient ébranlés, les éclats de rochers roulaient dans la mer, et le ciel était noir comme de la poix ; il tonnait, il éclairait, et la mer soulevait des vagues noires, aussi hautes que des clochers et des montagnes, et à leur sommet elles portaient toutes une couronne blanche d’écume. Il se mit à crier (à peine lui-même pouvait-il entendre ses propres paroles) :

Tarare ondin, Tarare ondin,
Petit poisson, gentil fretin,
Mon Isabeau crie et tempête ;
Il en faut bien faire à sa tête.

« Et que veut-elle donc ? dit la barbue.

— Ah ! dit-il, elle veut devenir pareille au bon Dieu.

— Retourne, tu la trouveras logée dans la cahute. »

Et ils y logent encore aujourd’hui à l’heure qu’il est.




  1. Le texte allemand va plus loin, il dit Pisspott, littéralement pot de chambre. Nous n’avons pas cru devoir traduire exactement cette expression par trop figurée. (Note du traducteur.)