À relire

Actes et paroles/Depuis l’exil/Bordeaux

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I

ARRIVÉE À BORDEAUX

Le 14 février, lendemain de son arrivée à Bordeaux, M. Victor Hugo, à sa sortie de l’Assemblée, invité à monter sur un balcon qui domine la grande place, pour parler à la foule qui l’entourait, s’y est refusé. Il a dit à ceux qui l’en pressaient :

À cette heure, je ne dois parler au peuple qu’à travers l’Assemblée. Vous me demandez ma pensée sur la question de paix ou de guerre. Je ne puis agiter cette question ici. La prudence fait partie du dévouement. C’est la question même de l’Europe qui est pendante en ce moment. La destinée de l’Europe adhère à la destinée de la France. Une redoutable alternative est devant nous, la guerre désespérée ou la paix plus désespérée encore. Ce grand choix, le désespoir avec la gloire ou le désespoir avec la honte, ce choix terrible ne peut se faire que du haut de la tribune. Je le ferai. Je ne manquerai, certes, pas au devoir. Mais ne me demandez pas de m’expliquer ici. Une parole de trop serait grave dans la place publique. Permettez-moi de garder le silence. J’aime le peuple, il le sait. Je me tais, il le comprendra.

Puis, se tournant vers la foule, Victor Hugo a jeté ce cri : Vive la

République ! Vive la France !

II

POUR LA GUERRE DANS LE PRÉSENT

ET POUR LA PAIX DANS L’AVENIR
ASSEMBLÉE NATIONALE
séance du 1er mars 1871
Présidence de M. Jules Grévy

m. le président. — La parole est à M. Victor Hugo. (Mouvement d’attention.)

m. victor hugo. — L’empire a commis deux parricides, le meurtre de la république, en 1851, le meurtre de la France, en 1871. Pendant-dix-neuf ans, nous avons subi – pas en silence – l’éloge officiel et public de l’affreux régime tombé ; mais, au milieu des douleurs de cette discussion poignante, une stupeur nous était réservée, c’était d’entendre ici, dans cette assemblée, bégayer la défense de l’empire, devant le corps agonisant de la France, assassinée. (Mouvement.)

Je ne prolongerai pas cet incident, qui est clos, et je me borne à constater l’unanimité de l’Assemblée…

Quelques voix. — Moins cinq !

m. victor hugo. — Messieurs, Paris, en ce moment, est sous le canon prussien ; rien n’est terminé et Paris attend ; et nous, ses représentants, qui avons pendant cinq mois vécu de la même vie que lui, nous avons le devoir de vous apporter sa pensée.

Depuis cinq mois, Paris combattant fait l’étonnement du monde ; Paris, en cinq mois de république, a conquis plus d’honneur qu’il n’en avait perdu en dix-neuf ans d’empire. (Bravo ! bravo !)

Ces cinq mois de république ont été cinq mois d’héroïsme. Paris a fait face à toute l’Allemagne ; une ville a tenu en échec une invasion ; dix peuples coalisés, ce flot des hommes du nord qui, plusieurs fois déjà, a submergé la civilisation, Paris a combattu cela. Trois cent mille pères de famille se sont improvisés soldats. Ce grand peuple parisien a créé des bataillons, fondu des canons, élevé des barricades, creusé des mines, multiplié ses forteresses, gardé son rempart ; et il a eu faim, et il a eu froid ; en même temps que tous les courages, il a eu toutes les souffrances. Les énumérer n’est pas inutile, l’histoire écoute.

Plus de bois, plus de charbon, plus de gaz, plus de feu, plus de pain ! Un hiver horrible, la Seine charriant, quinze degrés de glace, la famine, le typhus, les épidémies, la dévastation, la mitraille, le bombardement. Paris, à l’heure qu’il est, est cloué sur sa croix et saigne aux quatre membres. Eh bien, cette ville qu’aucune n’égalera dans l’histoire, cette ville majestueuse comme Rome et stoïque comme Sparte, cette ville que les prussiens peuvent souiller, mais qu’ils n’ont pas prise (Très bien ! très bien !), – cette cité auguste, Paris, nous a donné un mandat qui accroît son péril et qui ajoute à sa gloire, c’est de voter contre le démembrement de la patrie (bravos sur les bancs de la gauche) ; Paris a accepté pour lui les mutilations, mais il n’en veut pas pour la France.

Paris se résigne à sa mort, mais non à notre déshonneur (Très bien ! très bien !), et, chose digne de remarque, c’est pour l’Europe en même temps que pour la France que Paris nous a donné le mandat d’élever la voix. Paris fait sa fonction de capitale du continent.

Nous avons une double mission à remplir, qui est aussi la vôtre :

Relever la France, avertir l’Europe. Oui, la cause de l’Europe, à l’heure qu’il est, est identique à la cause de la France. Il s’agit pour l’Europe de savoir si elle va redevenir féodale ; il s’agit de savoir si nous allons être rejetés d’un écueil à l’autre, du régime théocratique au régime militaire.

Car, dans cette fatale année de concile et de carnage… (Oh ! oh !)

Voix à gauche : Oui ! oui ! très bien !

m. victor hugo. — Je ne croyais pas qu’on pût nier l’effort du pontificat pour se déclarer infaillible, et je ne crois pas qu’on puisse contester ce fait, qu’à côté du pape gothique, qui essaye de revivre, l’empereur gothique reparaît. (Bruit à droite. – Approbation sur bancs de la gauche.)

Un membre à droite. — Ce n’est pas la question !

Un autre membre à droite. — Au nom des douleurs de la patrie, laissons tout cela de côté. (Interruption.)

m. le président. — Vous n’avez pas la parole. Continuez, monsieur Victor Hugo.

m. victor hugo. — Si l’œuvre violente à laquelle on donne en ce moment le nom de traité s’accomplit, si cette paix inexorable se conclut, c’en est fait du repos de l’Europe ; l’immense insomnie du monde va commencer. (Assentiment à gauche.)

Il y aura désormais en Europe deux nations qui seront redoutables ; l’une parce qu’elle sera victorieuse, l’autre parce qu’elle sera vaincue. (Sensation.)

m. le chef du pouvoir exécutif. — C’est vrai !

m. dufaure, ministre de la justice. — C’est très vrai !

m. victor hugo. — De ces deux nations, l’une, la victorieuse, l’Allemagne, aura l’empire, la servitude, le joug soldatesque, l’abrutissement de la caserne, la discipline jusque dans les esprits, un parlement tempéré par l’incarcération des orateurs… (Mouvement.)

Cette nation, la nation victorieuse, aura un empereur de fabrique militaire en même temps que de droit divin, le césar byzantin doublé du césar germain ; elle aura la consigne à l’état de dogme, le sabre fait sceptre, la parole muselée, la pensée garrottée, la conscience agenouillée ; pas de tribune ! pas de presse ! les ténèbres !

L’autre, la vaincue, aura la lumière. Elle aura la liberté, elle aura la république ; elle aura, non le droit divin, mais le droit humain ; elle aura la tribune libre, la presse libre, la parole libre, la conscience libre, l’âme haute ! Elle aura et elle gardera l’initiative du progrès, la mise en marche des idées nouvelles et la clientèle des races opprimées ! (Très bien ! très bien !) Et pendant que la nation victorieuse, l’Allemagne, baissera le front sous son lourd casque de horde esclave, elle, la vaincue sublime, la France, elle aura sur la tête sa couronne de peuple souverain. (Mouvement.)

Et la civilisation, remise face à face avec la barbarie, cherchera sa voie entre ces deux nations, dont l’une a été la lumière de l’Europe et dont l’autre en sera la nuit.

De ces deux nations, l’une triomphante et sujette, l’autre vaincue et souveraine, laquelle faut-il plaindre ? Toutes les deux. (Nouveau mouvement.)

Permis à l’Allemagne de se trouver heureuse et d’être fière avec deux provinces de plus et la liberté de moins. Mais nous, nous la plaignons ; nous la plaignons de cet agrandissement, qui contient tant d’abaissement, nous la plaignons d’avoir été un peuple et de n’être plus qu’un empire. (Bravo ! bravo !)

Je viens de dire : l’Allemagne aura deux provinces de plus. – Mais ce n’est pas fait encore, et j’ajoute : — cela ne sera jamais fait. Jamais, jamais ! Prendre n’est pas posséder. Possession suppose consentement. Est-ce que la Turquie possédait Athènes ? Est-ce que l’Autriche possédait Venise ? Est-ce que la Russie possède Varsovie ? (Mouvement.) Est-ce que l’Espagne possède Cuba ? Est-ce que l’Angleterre possède Gibraltar ? (Rumeurs diverses.) De fait, oui ; de droit, non ! (Bruit.)

Voix à droite. — Ce n’est pas la question !

m. victor hugo. — Comment, ce n’est-pas la question !

À gauche. — Parlez ! parlez !

m. le président. — Veuillez continuer, monsieur Victor Hugo.

m. victor hugo. — Là conquête est la rapine, rien de plus. Elle est un fait, soit ; le droit ne sort pas du fait. L’Alsace et la Lorraine – suis-je dans la question ? – veulent rester France ; elles resteront France malgré tout, parce que la France s’appelle république et civilisation ; et la France, de son côté, n’abandonnera rien de son devoir envers l’Alsace et la Lorraine, envers elle-même, envers le monde.

Messieurs, à Strasbourg, dans cette glorieuse Strasbourg écrasée sous les bombes prussiennes, il y a deux statues, Gutenberg et Kléber. Eh bien, nous sentons en nous une voix qui s’élève, et qui jure à Gutenberg de ne pas laisser étouffer la civilisation, et qui jure à Kléber de ne pas laisser étouffer la république. (Bravo ! bravo ! – Applaudissements.)

Je sais bien qu’on nous dit : Subissez les conséquences de la situation faite par vous. On nous dit encore : Résignez-vous, la Prusse vous prend l’Alsace et une partie de la Lorraine, mais c’est votre faute et c’est son droit ; pourquoi l’avez-vous attaquée ? Elle ne vous faisait rien ; la France est coupable de cette guerre et la Prusse en est innocente.

La Prusse innocente !… Voilà plus d’un siècle que nous assistons aux actes de la Prusse, de cette Prusse qui n’est pas coupable, dit-on, aujourd’hui. Elle a pris… (Bruit dans quelques parties de la salle.)

m. le président. — Messieurs, veuillez faire silence. Le bruit interrompt l’orateur et prolonge la discussion.

m. victor hugo. — Il est extrêmement difficile de parler à l’Assemblée, si elle ne veut pas laisser l’orateur achever sa pensée.

De tous côtés. — Parlez ! parlez ! continuez !

m. le président. — Monsieur Victor Hugo, les interpellations n’ont pas la signification que vous leur attribuez.

m. victor hugo. — J’ai dit que la Prusse est sans droit. Les prussiens sont vainqueurs, soit ; maîtriseront-ils la France ? non ! Dans le présent, peut-être ; dans l’avenir, jamais ! (Très bien ! – Bravo !)

Les anglais ont conquis la France, ils ne l’ont pas gardée ; les prussiens investissent la France, ils ne la tiennent pas. Toute main d’étranger qui saisira ce fer rouge, la France, le lâchera. Cela tient à ce que la France est quelque chose de plus qu’un peuple. La Prusse perd sa peine ; son effort sauvage sera un effort inutile.

Se figure-t-on quelque chose de pareil à ceci : la suppression de l’avenir par le passé ? Eh bien, la suppression de la France par la Prusse, c’est le même rêve. Non ! la France ne périra pas ! Non ! quelle que soit la lâcheté de l’Europe, non ! sous tant d’accablement, sous tant de rapines, sous tant de blessures, sous tant d’abandons, sous cette guerre scélérate, sous cette paix épouvantable, mon pays ne succombera pas ! Non !

m. thiers, chef du pouvoir exécutif. — Non !

De toutes parts. — Non ! non !

m. victor hugo. — Je ne voterai point cette paix, parce que, avant tout, il faut sauver l’honneur de son pays ; je ne la voterai point, parce qu’une paix infâme est une paix terrible. Et pourtant, peut-être aurait-elle un mérite à mes yeux : c’est qu’une telle paix, ce n’est plus la guerre, soit, mais c’est la haine. (Mouvement.) La haine contre qui ? Contre les peuples ? non ! contre les rois ! Que les rois recueillent ce qu’ils ont semé. Faites, princes ; mutilez, coupez, tranchez, volez, annexez, démembrez ! Vous créez la haine profonde ; vous indignez la conscience universelle. La vengeance couve, l’explosion sera en raison de l’oppression. Tout ce que la France perdra, la Révolution le gagnera. (Approbation sur les bancs de la gauche.)

Oh ! une heure sonnera – nous la sentons venir – cette revanche prodigieuse. Nous entendons dès à présent notre triomphant avenir marcher à grands pas dans l’histoire. Oui, dès demain, cela va commencer ; dès demain, la France n’aura plus qu’une pensée : se recueillir, se reposer dans la rêverie redoutable du désespoir ; reprendre des forces ; élever ses enfants, nourrir de saintes colères ces petits qui deviendront grands ; forger des canons et former des citoyens, créer une armée qui soit un peuple ; appeler la science au secours de la guerre ; étudier le procédé prussien, comme Rome a étudié le procédé punique ; se fortifier, s’affermir, se régénérer, redevenir la grande France, la France de 92, la France de l’idée et la France de l’épée. (Très bien ! très bien !)

Puis, tout à coup, un jour, elle se redressera ! Oh ! elle sera formidable ; on la verra, d’un bond, ressaisir la Lorraine, ressaisir l’Alsace !

Est-ce tout ? non ! non ! saisir, — écoutez-moi, — saisir Trêves, Mayence, Cologne, Coblentz…

Sur divers bancs. — Non ! non !

m. victor hugo. — Écoutez-moi, messieurs. De quel droit une assemblée française interrompt-elle l’explosion du patriotisme ?

Plusieurs membres. — Parlez, achevez l’expression de votre pensée.

m. victor hugo. — On verra la France se redresser, on la verra ressaisir la Lorraine, ressaisir l’Alsace. (Oui ! oui ! – Très bien !) Et puis, est-ce tout ? Non… saisir Trêves, Mayence, Cologne, Coblentz, toute la rive gauche du Rhin… Et on entendra la France crier : C’est mon tour ! Allemagne, me voilà ! Suis-je ton ennemie ? Non ! je suis ta sœur. (Très bien ! très bien !) Je t’ai tout repris, et je te rends tout, à une condition : c’est que nous ne ferons plus qu’un seul peuple, qu’une seule famille, qu’une seule république. (Mouvements divers.) Je vais démolir mes forteresses, tu vas démolir les tiennes. Ma vengeance, c’est la fraternité ! (A gauche : Bravo ! bravo !) Plus de frontières ! Le Rhin à tous ! Soyons la même république, soyons les États-Unis d’Europe, soyons la fédération continentale, soyons la liberté européenne, soyons la paix universelle ! Et maintenant serrons-nous la main, car nous nous sommes rendu service l’une à l’autre ; tu m’as délivrée de mon empereur, et je te délivre du tien. (Bravo ! bravo ! – Applaudissements.)

m. tachard. — Messieurs, au nom des représentants de ces provinces malheureuses dont on discute le sort, je viens expliquer à l’Assemblée l’interruption que nous nous sommes permise au moment même où nous étions tous haletants, écoutant avec enthousiasme l’éloquente parole qui nous défendait.

Ces deux noms de Mayence et de Coblentz ont été prononcés naguère par une bouche qui n’était ni aussi noble ni aussi honnête que celle que nous venons d’entendre. Ces deux noms nous ont perdus, c’est pour eux que nous subissons le triste sort qui nous attend. Eh bien, nous ne voulons plus souffrir pour ce mot et pour cette idée. Nous sommes français, messieurs, et, pour nous, il n’y a qu’une patrie, la France, sans laquelle nous ne pouvons pas vivre. (Très bien ! très bien !) Mais nous sommes justes parce que nous sommes français, et nous ne voulons pas qu’on fasse à autrui ce que nous ne voudrions pas qu’il

nous fût fait. (Bravo ! – Applaudissements.)

III

DÉMISSION DES REPRÉSENTANTS

D’ALSACE ET DE LORRAINE

Après le vote du traité, les représentants d’Alsace et de Lorraine envoyèrent à l’Assemblée leur démission.

Les journaux de Bordeaux publièrent la note qu’on va lire :

« Victor Hugo a annoncé hier jeudi, dans la réunion de la gauche radicale, qu’il proposerait à l’Assemblée la déclaration suivante :

« Les représentants de l’Alsace et des Vosges conservent tous indéfiniment leurs siéges à l’Assemblée. Ils seront, à chaque élection nouvelle, considérés comme réélus de droit. S’ils ne sont plus les représentants de l’Alsace et de la Lorraine, ils restent et resteront toujours les représentants de la France. »

« Le soir même, la gauche radicale eut une réunion spéciale dans la salle Sieuzac. La démission des représentants lorrains et alsaciens fut mise à l’ordre du jour. Le représentant Victor Hugo se leva et dit :

Citoyens, les représentants de l’Alsace et de la Lorraine, dans un mouvement de généreuse douleur, ont donné leur démission. Nous ne devons pas l’accepter. Non seulement nous ne devons pas l’accepter, mais nous devrions proroger leur mandat. Nous partis, ils devraient demeurer. Pourquoi ? Parce qu’ils ne peuvent être remplacés.

À cette heure, du droit de leur héroïsme, du droit de leur malheur, du droit, hélas ! de notre lamentable abandon qui les laisse aux mains de l’ennemi comme rançon de la guerre, à cette heure, dis-je, l’Alsace et la Lorraine sont France plus que la France même.

Citoyens, je suis accablé de douleur ; pour me faire parler en ce moment, il faut le suprême devoir ; chers et généreux collègues qui m’écoutez, si je parle avec quelque désordre, excusez et comprenez mon émotion. Je n’aurais jamais cru ce traité possible. Ma famille est lorraine, je suis fils d’un homme qui a défendu Thionville. Il y a de cela bientôt soixante ans. Il eût donné sa vie plutôt que d’en livrer les clefs. Cette ville qui, défendue par lui, résista à tout l’effort ennemi et resta française, la voilà aujourd’hui prussienne. Ah ! je suis désespéré. Avant-hier, dans l’Assemblée, j’ai lutté pied à pied pour le territoire ; j’ai défendu la Lorraine et l’Alsace ; j’ai tâché de faire avec la parole ce que mon père faisait avec l’épée. Il fut vainqueur, je suis vaincu. Hélas ! vaincus, nous le sommes tous. Nous avons tous au plus profond du cœur la plaie de la patrie. Voici le vaillant maire de Strasbourg qui vient d’en mourir. Tâchons de vivre, nous. Tâchons de vivre pour voir l’avenir, je dis plus, pour le faire. En attendant, préparons-le.

Préparons-le. Comment ?

Par la résistance commencée dès aujourd’hui.

N’exécutons l’affreux traité que strictement.

Ne lui accordons expressément que ce qu’il stipule.

Eh bien, le traité ne stipule pas que l’Assemblée se retranchera les représentants de la Lorraine et de l’Alsace ; gardons-les.

Les laisser partir, c’est signer le traité deux fois. C’est ajouter à l’abandon forcé l’abandon volontaire.

Gardons-les.

Le traité n’y fait aucun obstacle. Si nous allions au delà de ce qu’exigé le vainqueur, ce serait un irréparable abaissement. Nous ferions comme celui qui, sans y être contraint, mettrait en terre le deuxième genou.

Au contraire, relevons la France.

Le refus des démissions des représentants alsaciens et lorrains la relèvera.

Le traité voté est une chose basse ; ce refus sera une grande chose. Effaçons l’un par l’autre.

Dans ma pensée, à laquelle certes je donnerai suite, tant que la Lorraine et l’Alsace seront séparées de la France, il faudrait garder leurs représentants, non seulement dans cette assemblée, mais dans toutes les assemblées futures.

Nous, les représentants du reste de la France, nous sommes transitoires ; eux seuls sont nécessaires.

La France peut se passer de nous, et pas d’eux. À nous, elle peut donner des successeurs ; à eux, non.

Son vote en Alsace et en Lorraine est paralysé.

Momentanément, je l’affirme ; mais, en attendant, gardons les représentants alsaciens et lorrains.

La Lorraine et l’Alsace sont prisonnières de guerre. Conservons leurs représentants. Conservons-les indéfiniment, jusqu’au jour de la délivrance des deux provinces, jusqu’au jour de la résurrection de la France. Donnons au malheur héroïque un privilège. Que ces représentants aient l’exception de la perpétuité, puisque leurs nobles pays ont l’exception de l’asservissement.

J’avais d’abord eu l’idée de condenser tout ce que je viens de vous dire dans le projet de décret que voici :

(M. Victor Hugo lit)
DÉCRET
article unique

Les représentants actuels de l’Alsace et de la Lorraine gardent leurs siéges dans l’Assemblée, et continueront de siéger dans les futures assemblées nationales de France jusqu’au jour où ils pourront rendre à leurs commettants leur mandat dans les conditions où ils l’ont reçu.

(M. Victor Hugo reprend)

Ce décret exprimerait le vrai absolu de la situation. Il est la négation implicite du traité, négation qui est dans tous les cœurs, même dans les cœurs de ceux qui l’ont voté. Ce décret ferait sortir cette négation du sous-entendu, et profiterait d’une lacune du traité pour infirmer le traité, sans qu’on puisse l’accuser de l’enfreindre. Il conviendrait, je le crois, à toutes nos consciences. Le traité pour nous n’existe pas. Il est de force ; voilà tout. Nous le répudions. Les hommes de la république ont pour devoir étroit de ne jamais accepter le fait qu’après l’avoir confronté avec le droit. Quand le fait se superpose au principe, nous l’admettons. Sinon, nous le refusons. Or le traité prussien viole tous les principes. C’est pourquoi nous avons voté contre. Et nous agirons contre. La Prusse nous rend cette justice qu’elle n’en doute pas.

Mais ce projet de décret que je viens de vous lire, et que je me proposais de soutenir à la tribune, l’Assemblée l’accepterait-elle ? Évidemment non. Elle en aurait peur. D’ailleurs cette assemblée, née d’un malentendu entre la France et Paris, a dans sa conscience le faux de sa situation. Il suffit d’y mettre le pied pour comprendre qu’elle n’admettra jamais une vérité entière. La France a un avenir, la république, et la majorité de l’Assemblée a un but, la monarchie. De là un tirage en sens inverse, d’où, je le crains, sortiront des catastrophes. Mais restons dans le moment présent. Je me borne à dire que la majorité obliquera toujours et qu’elle manque de ce sens absolu qui, en toute occasion et à tout risque, préfère aux expédients les principes. Jamais la justice n’entrera dans cette assemblée que de biais, si elle y entre.

L’Assemblée ainsi faite ne voterait pas le projet de décret que je viens de vous lire. Alors ce serait une faute de le présenter. Je m’en abstiens. Il serait bon, certes, qu’il fût voté, mais il serait fâcheux qu’il fût rejeté. Ce rejet soulignerait le traité et accroîtrait la honte.

Mais faut-il pour cela, devant la démission des représentants de l’Alsace et de la Lorraine, se taire et s’abstenir absolument ?

Non.

Que faire donc ?

Selon moi, ceci :

Inviter les représentants de l’Alsace et de la Lorraine à garder leurs siéges. Les y inviter solennellement par une déclaration motivée que nous signerons tous, nous qui avons voté contre le traité, nous qui ne reconnaissons pas le droit de la force. Un de nous, moi si vous voulez, lira cette déclaration à la tribune. Cela fait, nos consciences seront tranquilles, l’avenir sera réservé.

Citoyens, gardons-les, ces collègues. Gardons-les, ces compatriotes.

Qu’ils nous restent.

Qu’ils soient parmi nous, ces vaillants hommes, la protestation et l’avertissement ; protestation contre la Prusse, avertissement à l’Europe. Qu’ils soient le drapeau d’Alsace et de Lorraine toujours levé. Que leur présence parmi nous encourage et console, que leur parole conseille, que leur silence même parle. Les voir là, ce sera voir l’avenir. Qu’ils empêchent l’oubli. Au milieu des idées générales qui embrassent l’intérêt de la civilisation, et qui sont nécessaires à une assemblée française, toujours un peu tutrice de tous les peuples, qu’ils personnifient, eux, l’idée étroite, haute et terrible, la revendication spéciale, le devoir vis-à-vis de la mère. Tandis que nous représenterons l’humanité, qu’ils représentent la patrie. Que chez nous ils soient chez eux. Qu’ils soient le tison sacré, rallumé toujours. Que, par eux, les deux provinces étouffées sous la Prusse continuent de respirer l’air de France ; qu’ils soient les conducteurs de l’idée française au cœur de l’Alsace et de la Lorraine et de l’idée alsacienne et lorraine au cœur de la France ; que, grâce à leur permanence, la France, mutilée de fait, demeure entière de droit, et soit, dans sa totalité, visible dans l’Assemblée ; que si, en regardant là-bas, du côté de l’Allemagne, on voit la Lorraine et l’Alsace mortes, en regardant ici, on les voie vivantes !


La réunion, à l’unanimité, a accepté la proposition du représentant Victor Hugo, et lui a demandé de rédiger la déclaration qui devra être signée de tous et lue par lui-même à la tribune.

M. Victor Hugo a immédiatement rédigé cette déclaration, qui a été acceptée par la réunion de la gauche, mais à laquelle il n’a pu être donné la publicité de la tribune, par suite de la séance du 8 mars et de la démission de M. Victor Hugo.

En voici le texte :

DÉCLARATION

En présence de la démission que les représentants alsaciens et lorrains ont offerte, mais que l’Assemblée n’a acceptée par aucun vote.

Les représentants soussignés déclarent qu’à leurs yeux l’Alsace et la Lorraine ne cessent pas et ne cesseront jamais de faire partie de la France.

Ces provinces sont profondément françaises. L’âme de la France reste avec elles.

L’Assemblée nationale ne serait plus l’Assemblée de la France si ces deux provinces n’y étaient pas représentées.

Que désormais, et jusqu’à des jours meilleurs, il y ait sur la carte de France un vide, c’est là la violence que nous fait le traité. Mais pourquoi un vide dans cette Assemblée ?

Le traité exige-t-il que les représentants alsaciens et lorrains disparaissent de l’Assemblée française ?

Non.

Pourquoi donc aller plus loin que le traité ? Pourquoi faire ce qu’il n’impose pas ? Pourquoi lui donner ce qu’il ne demande pas ?

Que la Prusse prenne les territoires. Que la France garde les représentants.

Que leur présence dans l’Assemblée nationale de France soit la protestation vivante et permanente de la justice contre l’iniquité, du malheur contre la force, du droit vrai de la patrie contre le droit faux de la victoire.

Que les alsaciens et les lorrains, élus par leurs départements, restent dans l’Assemblée française et qu’ils y personnifient, non le passé, mais l’avenir.

Le mandat est un dépôt. C’est au mandant lui-même que le mandataire est tenu de rapporter son mandat. Aujourd’hui, dans la situation faite à l’Alsace et à la Lorraine, le mandant est prisonnier, mais le mandataire est libre. Le devoir du mandataire est de garder à la fois sa liberté et son mandat.

Et cela jusqu’au jour où, ayant coopéré avec nous à l’œuvre libératrice, il pourra rendre à ceux qui l’ont élu le mandat qu’il leur doit et la patrie que nous leur devons.

Les représentants alsaciens et lorrains des départements cédés sont aujourd’hui dans une exception qu’il importe de signaler. Tous les représentants du reste de la France peuvent être réélus ou remplacés ; eux seuls ne le peuvent pas. Leurs électeurs sont frappés d’interdit.

En ce moment, et sans que le traité puisse l’empêcher, l’Alsace et la Lorraine sont représentées dans l’Assemblée nationale de France. Il dépend de l’Assemblée nationale de continuer cette représentation. Cette continuation du mandat, nous devons la déclarer. Elle est de droit. Elle est de devoir.

Il ne faut pas que les siéges de la représentation alsacienne et lorraine, actuellement occupés, soient vides et restent vides par notre volonté. Pour toutes les populations de France, le droit d’être représentées est un droit absolu ; pour la Lorraine et pour l’Alsace c’est un droit sacré.

Puisque la Lorraine et l’Alsace ne peuvent désormais nommer d’autres représentants, ceux-ci doivent être maintenus. Ils doivent être maintenus indéfiniment, dans les assemblées nationales qui se succéderont, jusqu’au jour, prochain nous l’espérons, où la France reprendra possession de la Lorraine et de l’Alsace, et où cette moitié de notre cœur nous sera rendue.

En résumé,

Si nous souffrons que nos honorables collègues alsaciens et lorrains se retirent, nous aggravons le traité.

La France va dans la concession plus loin que la Prusse dans l’extorsion. Nous offrons ce qu’on n’exige pas. Il importe que dans l’exécution forcée du traité rien de notre part ne ressemble à un consentement. Subir sans consentir est la dignité du vaincu.

Par tous ces motifs, sans préjuger les résolutions ultérieures que pourra leur commander leur conscience,

Croyant nécessaire de réserver les questions qui viennent d’être indiquées,

Les représentants soussignés invitent leurs collègues de l’Alsace et

de la Lorraine à reprendre et à garder leurs siéges dans l’Assemblée.

IV

LA QUESTION DE PARIS

Par le traité voté, l’Assemblée avait disposé de la France ; il s’agissait maintenant de savoir ce qu’elle allait faire de Paris. La droite ne voulait plus de Paris ; il lui fallait autre chose. Elle cherchait une capitale ; les uns proposaient Bourges, les autres Fontainebleau, les autres Versailles. Le 6 mars, l’Assemblée discuta la question dans ses bureaux. Rentrerait-elle ou ne rentrerait-elle pas dans Paris ?

M. Victor Hugo faisait partie du onzième bureau. Voici ses paroles, telles qu’elles ont été reproduites par les journaux :

Nous sommes plusieurs ici qui avons été enfermés dans Paris et qui avons assisté à toutes les phases de ce siége, le plus extraordinaire qu’il y ait dans l’histoire. Ce peuple a été admirable. Je l’ai dit déjà et je le dirai encore. Chaque jour la souffrance augmentait et l’héroïsme croissait. Rien de plus émouvant que cette transformation : la ville de luxe était devenue ville de misère, la ville de mollesse était devenue ville de combat ; la ville de joie était devenue ville de terreur et de sépulcre. La nuit, les rues étaient toutes noires, pas un délit. Moi qui parle, toutes les nuits, je traversais, seul, et presque d’un bout à l’autre, Paris ténébreux et désert ; il y avait là bien des souffrants et bien des affamés, tout manquait, le feu et le pain ; eh bien, la sécurité était absolue. Paris avait la bravoure au dehors et la vertu au-dedans. Deux millions d’hommes donnaient ce mémorable exemple. C’était l’inattendu dans la grandeur. Ceux qui l’ont vu ne l’oublieront pas. Les femmes étaient aussi intrépides devant la famine que les hommes devant la bataille. Jamais plus superbe combat n’a été livré de toutes parts à toutes les calamités à la fois. Oui, l’on souffrait, mais savez-vous comment ? on souffrait avec joie, parce qu’on se disait : Nous souffrons pour la patrie.

Et puis, on se disait : Après la guerre finie, après les Prussiens partis, ou chassés, — je préfère chassés, — on se disait : comme ce sera beau la récompense ! Et l’on s’attendait à ce spectacle sublime, l’immense embrassement de Paris et de la France.

On s’attendait à quelque chose comme ceci : la mère se jetant éperdue dans les bras de sa fille ! la grande nation remerciant la grande cité !

On se disait : Nous sommes isolés de la France ; la Prusse a élevé une muraille entre la France et nous ; mais la Prusse s’en ira, et la muraille tombera.

Eh bien ! non, messieurs. Paris débloqué reste isolé. La Prusse n’y est plus, et la muraille y est encore.

Entre Paris et la France il y avait un obstacle, la Prusse ; maintenant il y en a un autre, l’Assemblée.

Réfléchissez, messieurs.

Paris espérait votre reconnaissance, et il obtient votre suspicion !

Mais qu’est-ce donc qu’il vous a fait ?

Ce qu’il vous a fait, je vais vous le dire :

Dans la défaillance universelle, il a levé la tête ; quand il a vu que la France n’avait plus de soldats, Paris s’est transfiguré en armée ; il a espéré, quand tout désespérait ; après Phalsbourg tombée, après Toul tombée, après Strasbourg tombée, après Metz tombée, Paris est resté debout. Un million de vandales ne l’a pas étonné. Paris s’est dévoué pour tous ; il a été la ville superbe du sacrifice. Voilà ce qu’il vous a fait. Il a plus que sauvé la vie à la France, il lui a sauvé l’honneur.

Et vous vous défiez de Paris ! et vous mettez Paris en suspicion !

Vous mettez en suspicion le courage, l’abnégation, le patriotisme, la magnifique initiative de la résistance dans le désespoir, l’intrépide volonté d’arracher à l’ennemi la France, toute la France ! Vous vous défiez de cette cité qui a fait la philosophie universelle, qui envahit le monde à votre profit par son rayonnement et qui vous le conquiert par ses orateurs, par ses écrivains, par ses penseurs ; de cette cité qui a donné l’exemple de toutes les audaces et aussi de toutes les sagesses ; de ce Paris qui fera l’univers à son image, et d’où est sorti l’exemplaire nouveau de la civilisation ! Vous avez peur de Paris, de Paris qui est la fraternité, la liberté, l’autorité, la puissance, la vie ! Vous mettez en suspicion le progrès ! Vous mettez en surveillance la lumière !

Ah ! songez-y !

Cette ville vous tend les bras ; vous lui dites : Ferme tes portes. Cette ville vient à vous, vous reculez devant elle. Elle vous offre son hospitalité majestueuse où vous pouvez mettre toute la France à l’abri, son hospitalité, gage de concorde et de paix publique, et vous hésitez, et vous refusez, et vous avez peur du port comme d’un piége !

Oui, je le dis, pour vous, pour nous tous, Paris, c’est le port.

Messieurs, voulez-vous être sages, soyez confiants. Voulez-vous être des hommes politiques, soyez des hommes fraternels.

Rentrez dans Paris, et rentrez-y immédiatement.

Paris vous en saura gré et s’apaisera. Et quand Paris s’apaise, tout s’apaise.

Votre absence de Paris inquiétera tous les intérêts et sera pour le pays une cause de fièvre lente.

Vous avez cinq milliards à payer ; pour cela il vous faut le crédit ; pour le crédit, il vous faut la tranquillité, il vous faut Paris. Il vous faut Paris rendu à la France, et la France rendue à Paris.

C’est-à-dire l’assemblée nationale siégeant dans la ville nationale.

L’intérêt public est ici étroitement d’accord avec le devoir public.

Si le séjour de l’Assemblée en province, qui n’est qu’un accident, devenait un système, c’est-à-dire la négation du droit suprême de Paris, je le déclare, je ne siégerais point hors de Paris. Mais ma résolution particulière n’est qu’un détail sans importance. Je ferais ce que je crois être mon devoir. Cela me regarde et je n’y insiste pas.

Vous, c’est autre chose. Votre résolution est grave. Pesez-la.

On vous dit : — N’entrez pas dans Paris ; les Prussiens sont là. — Qu’importe les Prussiens ! moi je les dédaigne. Avant peu, ils subiront la domination de ce Paris qu’ils menacent de leurs canons et qui les éclaire de ses idées.

La seule vue de Paris est une propagande. Désormais le séjour des prussiens en France est dangereux surtout pour le roi de Prusse.

Messieurs, en rentrant dans Paris, vous faites de la politique, et de la bonne politique.

Vous êtes un produit momentané. Paris est une formation séculaire. Croyez-moi, ajoutez Paris à l’Assemblée, appuyez votre faiblesse sur cette force, asseyez votre fragilité sur cette solidité.

Tout un côté de cette assemblée, côté fort par le nombre et faible autrement, a la prétention de discuter Paris, d’examiner ce que la France doit faire de Paris, en un mot de mettre Paris aux voix. Cela est étrange.

Est-ce qu’on met Paris en question ?

Paris s’impose.

Une vérité qui peut être contestée en France, à ce qu’il paraît, mais qui ne l’est pas dans le reste du monde, c’est la suprématie de Paris.

Par son initiative, par son cosmopolitisme, par son impartialité, par sa bonne volonté, par ses arts, par sa littérature, par sa langue, par son industrie, par son esprit d’invention, par son instinct de justice et de liberté, par sa lutte de tous les temps, par son héroïsme d’hier et de toujours, par ses révolutions, Paris est l’éblouissant et mystérieux moteur du progrès universel.

Niez cela, vous rencontrez le sourire du genre humain. Le monde n’est peut-être pas français, mais à coup sûr il est parisien.

Nous, consentir à discuter Paris ? Non. Il est puéril de l’attaquer, il serait puéril de le défendre.

Messieurs, n’attentons pas à Paris.

N’allons pas plus loin que la Prusse.

Les prussiens ont démembré la France, ne la décapitons pas.

Et puis, songez-y.

Hors Paris il peut y avoir une Assemblée provinciale ; il n’y a d’Assemblée nationale qu’à Paris.

Pour les législateurs souverains qui ont le devoir de compléter la Révolution française, être hors de Paris, c’est être hors de France. (Interruption.)

On m’interrompt. Alors j’insiste.

Isoler Paris, refaire après l’ennemi le blocus de Paris, tenir Paris à l’écart, succéder dans Versailles, vous assemblée républicaine, au roi de France, et, vous assemblée française, au roi de Prusse, créer à côté de Paris on ne sait quelle fausse capitale politique, croyez-vous en avoir le droit ? Est-ce comme représentants de la France que vous feriez cela ? Entendons-nous. Qui est-ce qui représente la France ? c’est ce qui contient le plus de lumière. Au-dessus de vous, au-dessus de moi, au-dessus de nous tous, qui avons un mandat aujourd’hui et qui n’en aurons pas demain, la France a un immense représentant, un représentant de sa grandeur, de sa puissance, de sa volonté, de son histoire, de son avenir, un représentant permanent, un mandataire irrévocable ; et ce représentant est un héros, et ce mandataire est un géant ; et savez-vous son nom ? Il s’appelle Paris.

Et c’est vous, représentants éphémères, qui voudriez destituer ce représentant éternel !

Ne faites pas ce rêve et ne faites pas cette faute.

Après ces paroles, le onzième bureau, ayant à choisir entre M. Victor Hugo et M. Lucien Brun un commissaire, a choisi M. Lucien Brun.

V

DÉMISSION DE VICTOR HUGO

Le 8 mars, au moment où le représentant Victor Hugo se préparait à prendre la parole pour défendre Paris contre la droite, survint un incident inattendu. Un rapport fut fait à l’Assemblée sur l’élection d’Alger. Le général Garibaldi avait été nommé représentant d’Alger par 10,600 voix. Le candidat qui avait après lui le plus de voix n’avait eu que 4,973 suffrages. On proposa l’annulation de l’élection de Garibaldi. Victor Hugo intervint.

SÉANCE DU 8 MARS 1871

m. victor hugo. — Je demande la parole.

m. le président. — M. Victor Hugo a la parole. (Mouvements divers.)

m. victor hugo. — Je ne dirai qu’un mot.

La France vient de traverser une épreuve terrible, d’où elle est sortie sanglante et vaincue. On peut être vaincu et rester grand ; la France le prouve. La France accablée, en présence des nations, a rencontré la lâcheté de l’Europe. (Mouvement.)

De toutes les puissances européennes, aucune ne s’est levée pour défendre cette France qui, tant de fois, avait pris en main la cause de l’Europe… (Bravo ! à gauche), pas un roi, pas un état, personne ! un seul homme excepté… (Sourires ironiques à droite. — Très bien ! à gauche.)

Ah ! les puissances, comme on dit, n’intervenaient pas ; eh bien, un homme est intervenu, et cet homme est une puissance. (Exclamations sur plusieurs bancs à droite.)

Cet homme, messieurs, qu’avait-il ? son épée.

m. le vicomte de lorgeril. — Et Bordone ! (On rit.)

m. victor hugo. — Son épée, et cette épée avait déjà délivré un peuple … (exclamations) et cette épée pouvait en sauver un autre. (Nouvelles exclamations.)

Il l’a pensé ; il est venu, il a combattu.

À droite. — Non ! non !

m. le vicomte de lorgeril. — Ce sont des réclames qui ont été faites ; il n’a pas combattu.

m. victor hugo. — Les interruptions ne m’empêcheront pas d’achever ma pensée.

Il a combattu… (Nouvelles interruptions.)

Voix nombreuses à droite. — Non ! non !

À gauche. — Si ! si !

m. le vicomte de lorgeril. — Il a fait semblant !

Un membre à droite. — Il n’a pas vaincu en tout cas !

m. victor hugo. — Je ne veux blesser personne dans cette assemblée, mais je dirai qu’il est le seul des généraux qui ont lutté pour la France, le seul qui n’ait pas été vaincu. (Bruyantes réclamations à droite. — Applaudissements à gauche.)

Plusieurs membres à droite. — À l’ordre ! à l’ordre !

m. de jouvencel. — Je prie M. le président d’inviter l’orateur à retirer une parole qui est antifrançaise.

m. le vicomte de lorgeril. — C’est un comparse de mélodrame. (Vives réclamations à gauche.) Il n’a pas été vaincu parce qu’il ne s’est pas battu.

m. le président. — Monsieur de Lorgeril, veuillez garder le silence ; vous aurez la parole ensuite. Mais respectez la liberté de l’orateur. (Très bien !)

m. le général ducrot. — Je demande la parole. (Mouvement.)

m. le président. — Général, vous aurez la parole après M. Victor Hugo.

(Plusieurs membres se lèvent et interpellent vivement M. Victor Hugo.)

m. le président aux interrupteurs. La parole est à M. Victor Hugo seul.

m. richier. — Un français ne peut pas entendre des paroles semblables à celles qui viennent d’être prononcées. (Agitation générale.)

m. le vicomte de lorgeril. — L’Assemblée refuse la parole à M. Victor Hugo, parce qu’il ne parle pas français. (Oh ! oh ! — Rumeurs confuses.)

m. le président. — Vous n’avez pas la parole, monsieur de Lorgeril… Vous l’aurez à votre tour.

m. le vicomte de lorgeril. — J’ai voulu dire que l’Assemblée ne veut pas écouter parce qu’elle n’entend pas ce français-là. (Bruit.)

Un membre. — C’est une insulte au pays !

m. le général ducrot. — J’insiste pour demander la parole.

m. le président. — Vous aurez la parole si M. Victor Hugo y consent.

m. victor hugo. — Je demande à finir.

Plusieurs membres à M. Victor Hugo. — Expliquez-vous ! (Assez ! assez !)

m. le président. — Vous demandez à M. Victor Hugo de s’expliquer ; il va le faire. Veuillez l’écouter et garder le silence… (Non ! non ! — À l’ordre !)

m. le général ducrot. — On ne peut pas rester là-dessus.

m. victor hugo. — Vous y resterez pourtant, général.

m. le président. — Vous aurez la parole après l’orateur.

m. le général ducrot. — Je proteste contre des paroles qui sont un outrage… (À la tribune ! à la tribune !)

m. victor hugo. — Il est impossible… (Les cris : À l’ordre ! continuent.)

Un membre. — Retirez vos paroles. On ne vous les pardonne pas.

(Un autre membre à droite se lève et adresse à l’orateur des interpellations qui se perdent dans le bruit.)

m. le président. — Veuillez vous asseoir !

Le même membre. — À l’ordre ! Rappelez l’orateur à l’ordre !

m. le président. — Je vous rappellerai vous-même à l’ordre, si vous continuez à le troubler. (Très bien ! très bien !) Je rappellerai à l’ordre ceux qui empêcheront le président d’exercer sa fonction. Je suis le juge du rappel à l’ordre.

Sur plusieurs bancs à droite. — Nous le demandons, le rappel à l’ordre !

m. le président. — Il ne suffit pas que vous le demandiez. (Très bien ! — Interpellations diverses et confuses.)

m. de chabaud-latour. — Paris n’a pas été vaincu, il a été affamé. (C’est vrai ! c’est vrai ! — Assentiment général. )

m. le président. — Je donne la parole à M. Victor Hugo pour s’expliquer, et ceux qui l’interrompront seront rappelés à l’ordre. (Très bien !)

m. victor hugo. — Je vais vous satisfaire, messieurs, et aller plus loin que vous. (Profond silence.)

Il y a trois semaines, vous avez refusé d’entendre Garibaldi…

Un membre. — Il avait donné sa démission !

m. victor hugo. — Aujourd’hui vous refusez de m’entendre. Cela me suffit. Je donne ma démission. (Longues rumeurs. — Non ! non ! — Applaudissements à gauche.)

Un membre. — L’Assemblée n’accepte pas votre démission !

m. victor hugo. — Je l’ai donnée et je la maintiens.

(L’honorable membre qui se trouve, en descendant de la tribune, au pied du bureau sténographique situé à l’entrée du couloir de gauche, saisit la plume de l’un des sténographes de l’Assemblée et écrit, debout, sur le rebord extérieur du bureau, sa lettre de démission au président.)

m. le général ducrot. — Messieurs, avant de juger le général Garibaldi, je demande qu’une enquête sérieuse soit faite sur les faits qui ont amené le désastre de l’armée de l’est. (Très bien ! très bien !)

Quand cette enquête sera faite, nous vous produirons des télégrammes émanant de M. Gambetta, et prouvant qu’il reprochait au général Garibaldi son inaction dans un moment où cette inaction amenait le désastre que vous connaissez. On pourra examiner alors si le général Garibaldi est venu payer une dette de reconnaissance à la France, ou s’il n’est pas venu, plutôt, défendre sa république universelle. (Applaudissements prolongés sur un grand nombre de bancs.)

m. lockroy. — Je demande la parole.

m. le président. — M. Victor Hugo est-il présent ?

Voix diverses. — Oui ! — Non ! il est parti !

m. le président. — Avant de donner lecture à l’Assemblée de la lettre que vient de me remettre M. Victor Hugo, je voulais le prier de se recueillir et de se demander à lui-même s’il y persiste.

m. victor hugo, au pied de la tribune. — J’y persiste.

m. le président. — Voici la lettre de M. Victor Hugo ; mais M. Victor Hugo… (Rumeurs diverses.)

m. victor hugo. — J’y persiste. Je le déclare, je ne paraîtrai plus dans cette enceinte.

m. le président. — Mais M. Victor Hugo ayant écrit cette lettre dans la vivacité de l’émotion que ce débat a soulevée, j’ai dû en quelque sorte l’inviter à se recueillir lui-même, et je crois avoir exprimé l’impression de l’Assemblée. (Oui ! oui ! Très bien !)

m. victor hugo. — Monsieur le président, je vous remercie ; mais je déclare que je refuse de rester plus longtemps dans cette Assemblée. (Non ! non !)

De toutes parts. — À demain ! à demain !

m. victor hugo. — Non ! non ! j’y persiste. Je ne rentrerai pas dans cette Assemblée !

(M. Victor Hugo sort de la salle.)

m. le président. — Si l’Assemblée veut me le permettre, je ne lui donnerai connaissance de cette lettre que dans la séance de demain. (Oui ! oui ! — Assentiment général.)

Cet incident est terminé, et je regrette que les élections de l’Algérie y aient donné lieu…

Un membre à gauche. — C’est la violence de la droite qui y a donné lieu.


séance du 9 mars

m. le président. — Messieurs, je regrette profondément que notre illustre collègue, M. Victor Hugo, n’ait pas cru pouvoir se rendre aux instances d’un grand nombre de nos collègues, et, je crois pouvoir le dire, au sentiment général de l’Assemblée. (Oui ! oui ! — Très bien !) Il persiste dans la démission qu’il m’a remise hier au soir, et dont il ne me reste, à mon grand regret, qu’à donner connaissance à l’Assemblée :

La voici :

« Il y a trois semaines, l’Assemblée a refusé d’entendre Garibaldi ; aujourd’hui elle refuse de m’entendre. Cela me suffit.

« Je donne ma démission.

« victor hugo. »
8 mars 1871.

La démission sera transmise à M. le ministre de l’intérieur.

m. louis blanc. — Je demande la parole.

m. le président. — M. Louis Blanc a la parole.

m. louis blanc. — Messieurs, je n’ai qu’un mot à dire.

À ceux d’entre nous qui sont plus particulièrement en communion de sentiments et d’idées avec Victor Hugo, il est commandé de dire bien haut de quelle douleur leur âme a été saisie…

Voix à gauche. — Oui ! oui ! c’est vrai !

m. louis blanc. — En voyant le grand citoyen, l’homme de génie dont la France est fière, réduit à donner sa démission de membre d’une Assemblée française…

Voix à droite. — C’est qu’il l’a bien voulu.

m. le duc de marmier. — C’est par sa volonté !

m. louis blanc. — C’est un malheur ajouté à tant d’autres malheurs… (mouvements divers) que cette voix puissante ait été étouffée… (Réclamations sur un grand nombre de bancs.)

m. de tillancourt. — La voix de M. Victor Hugo a constamment été étouffée !

Plusieurs membres. — C’est vrai ! c’est vrai !

m. louis blanc. — Au moment où elle proclamait la reconnaissance de la patrie pour d’éminents services.

Je me borne à ces quelques paroles. Elles expriment des sentiments qui, j’en suis sûr, seront partagés par tous ceux qui chérissent et révèrent le génie combattant pour la liberté. (Vive approbation sur plusieurs bancs à gauche.)

m. schœlcher. — Louis Blanc, vous avez dignement exprimé nos sentiments à tous.

À gauche. — Oui ! oui ! — Très bien !


Caprera, 11 avril 1870.
« Mon cher Victor Hugo,

« J’aurais dû plus tôt vous donner un signe de gratitude pour l’honneur immense dont vous m’avez décoré à l’Assemblée de Bordeaux.

« Sans manifestation écrite, nos âmes se sont cependant bien entendues, la vôtre par le bienfait, et la mienne par l’amitié et la reconnaissance que je vous consacre depuis longtemps.

« Le brevet que vous m’avez signé à Bordeaux suffit à toute une existence dévouée à la cause sainte de l’humanité, dont vous êtes le premier apôtre.

« Je suis pour la vie,

« Votre dévoué,
« Garibaldi. »

VI

MORT DE CHARLES HUGO

Ce qui suit est extrait du Rappel du mercredi 15 mars :

« Une affreuse nouvelle nous arrive de Bordeaux : notre collaborateur, notre compagnon, notre ami Charles Hugo, y est mort lundi soir.

« Lundi matin, il avait déjeuné gaîment avec son père et Louis Blanc. Le soir, Victor Hugo donnait un dîner d’adieu à quelques amis, au restaurant Lanta. À huit heures, Charles Hugo prend un fiacre pour s’y faire conduire, avec ordre de descendre d’abord à un café qu’il indique. Il était seul dans la voiture. Arrivé au café, le cocher ouvre la portière et trouve Charles Hugo mort.

« Il avait eu une congestion foudroyante suivie d’hémorrhagie.

« On a rapporté ce pauvre cadavre à son père, qui l’a couvert de baisers et de larmes.

« Charles Hugo était souffrant depuis quelques semaines. Il nous écrivait, le samedi 11, samedi dernier :

« Je vous envoie peu d’articles, mais ne m’accusez pas. Un excellent médecin que j’ai trouvé ici m’a condamné au repos. J’ai, paraît-il, un « emphysème pulmonaire ! » avec un petit point hypertrophié au cœur. Le médecin attribue cette maladie à mon séjour à Paris pendant le siége…

« Je vais mieux pourtant. Mais il faut que je me repose encore. J’irai passer une semaine à Arcachon. Je pense pouvoir retourner ensuite à Paris et reprendre mon travail… »

« Victor Hugo devait l’accompagner à Arcachon. Charles se faisait une joie de rester là quelques jours en famille avec son père, sa jeune femme et ses deux petits enfants ; le départ était fixé au lendemain matin… Et le voilà mort ! Le voilà mort, ce vaillant et généreux Charles, si fort et si doux, d’un si haut esprit, d’un si puissant talent !

« Et Victor Hugo, après ces dix-neuf ans d’exil et de lutte suivis de ces six mois de guerre et de siége, ne sera rentré en France que pour ensevelir son fils à côté de sa fille, et pour mêler à son deuil patriotique son deuil paternel. »


ENTERREMENT DE CHARLES HUGO
(18 mars.)

« Une foule considérable et profondément émue se pressait hier à la gare d’Orléans, où, comme tous les journaux l’avaient annoncé, le cercueil du collaborateur, de l’ami, que nous pleurons était attendu vers midi.

« À l’heure dite, on a vu paraître le corbillard, derrière lequel marchaient, le visage en larmes, Victor Hugo et son dernier fils, François-Victor, puis MM. Paul Meurice, Auguste Vacquerie, Paul Foucher et quelques amis intimes.

« Ceux qui étaient venus témoigner leur sympathie attristée au grand poëte si durement frappé et au vaillant journaliste parti si jeune se sont joints à ce douloureux cortège, et le corbillard s’est dirigé vers le cimetière du Père-Lachaise.

« Il va sans dire qu’il n’a passé par aucune église.

« D’instant en instant, le cortège grossissait.

« Place de la Bastille, il y a eu une chose touchante. Trois gardes nationaux, reconnaissant Victor Hugo, se sont mis aussitôt aux côtés du corbillard et l’ont escorté, fusil sous le bras. D’autres gardes nationaux ont suivi leur exemple, puis d’autres, et bientôt ils ont été plus d’une centaine, et ils ont formé une haie d’honneur qui a accompagné jusqu’au cimetière notre cher et regretté camarade.

« Un moment après, un poste de gardes nationaux, très nombreux à cause des événements de la journée, apprenant qui l’on enterrait, a pris les fusils, s’est mis en rang et a présenté les armes ; les clairons ont sonné, les tambours ont battu aux champs, et le drapeau a salué.

« Ç’a été la même chose sur tout le parcours. Rien n’était touchant comme de voir, sur le canal, dans les rues et le long du boulevard, tous les postes accourir, et, spontanément, sans mot d’ordre, rendre hommage à quelqu’un qui n’était ni le chef du pouvoir exécutif ni le président de l’Assemblée et qui n’avait qu’une autorité morale. Cet hommage était aussi intelligent que cordial ; quelques cris de Vive la République ! et de Vive Victor Hugo ! échappés involontairement, étaient vite contenus par le respect de l’immense malheur qui passait.

« Çà et là on entrevoyait des barricades. Et ceux qui les gardaient, venaient, eux aussi, présenter les armes à cette gloire désespérée. Et on ne pouvait s’empêcher de se dire que ce peuple de Paris si déférent, si bon, si reconnaissant, était celui dont les calomnies réactionnaires font une bande de pillards !

« À la porte du cimetière et autour du tombeau, la foule était tellement compacte qu’il était presque impossible de faire un pas.

« Enfin on a pu arriver au caveau où dormaient déjà le général Hugo, la mère de Victor Hugo et son frère Eugène. Le cercueil a pris la quatrième et dernière place, celle que Victor Hugo s’était réservée, ne prévoyant pas que le fils s’en irait avant le père ! »


Deux discours ont été prononcés. Le premier par M. Auguste Vacquerie. Nous en avons retenu les passages suivants :

« Citoyens,

« Dans le groupe de camarades et de frères que nous étions, le plus robuste, le plus solide, le plus vivant était celui qui est mort le premier. Il est vrai que Charles Hugo n’a pas économisé sa vie. Il est vrai qu’il l’a prodiguée. À quoi ? Au devoir, à la lutte pour le vrai, au progrès, à la république.

« Et, comme il n’a fait que les choses qui méritent d’être récompensées, il en a été puni.

« Il a commencé par la prison. Cette fois-là, son crime était d’avoir attaqué la guillotine. Il faut bien que les républicains soient contre la peine de mort, pour être des buveurs de sang. Alors, les juges l’ont condamné à je ne sais plus quelle amende et à six mois de Conciergerie, Il y était pendant l’abominable crime de Décembre. Il n’en est sorti que pour sortir de France. Après la prison, l’exil.

« Jersey, Guernesey et Bruxelles l’ont vu pendant vingt ans, debout entre son père et son frère, exilé volontaire, s’arrachant à sa patrie, mais ne l’oubliant pas, travaillant pour elle. Quel vaillant et éclatant journaliste il a été, tous le savent. Un jour enfin, la cause qu’il avait si bravement servie a été gagnée, l’empire a glissé dans la boue de Sedan, et la république est ressuscitée. Celui qui avait dit :

Et, s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là.

a pu rentrer sans manquer à son serment. Charles est rentré avec son père. On pouvait croire qu’il allait maintenant être heureux ; il avait tout, sa patrie, la république, un nom illustre, un grand talent, la jeunesse, sa femme qu’il adorait, deux petits enfants ; il voyait s’ouvrir devant lui le long avenir de bonheur, de bien-être et de renommée qu’il avait si noblement gagné. Il est mort.

« Il y a des heures où la destinée est aussi lâche et aussi féroce que les hommes, où elle se fait la complice des gouvernements et où elle semble se venger de ceux qui font le bien. Il n’y a pas de plus sombre exemple de ces crimes du sort que le glorieux et douloureux père de notre cher mort. Qu’a-t-il fait toute sa vie, que d’être le meilleur comme le plus grand ? Je ne parle pas seulement de sa bonté intime et privée ; je parle surtout de sa bonté publique, de ses romans, si tendres à tous les misérables, de ses livres penchés sur toutes les plaies, de ses drames dédiés à tous les déshérités. À quelle difformité, à quelle détresse, à quelle infériorité a-t-il jamais refusé de venir en aide ? Tout son génie n’a eu qu’une idée : consoler. Récompense : Charles n’est pas le premier de ses enfants qu’il perd de cette façon tragique. Aujourd’hui, c’est son fils qu’il perd brusquement, en pleine vie, en plein bonheur. Il y a trente ans, c’était sa fille. Ordinairement un coup de foudre suffit. Lui, il aura été foudroyé deux fois.

« Qu’importe, citoyens, ces iniquités de la destinée ! Elles se trompent si elles croient qu’elles nous décourageront. Jamais ! Demandez à celui que nous venons d’apporter dans cette fosse. N’est-ce pas, Charles, que tu recommencerais ?

« Et nous, nous continuerons. Sois tranquille, frère, nous combattrons comme toi jusqu’à notre dernier souffle. Aucune violence et aucune injustice ne nous fera renoncer à la vérité, au bien, à l’avenir, pas plus celles des événements que celles des gouvernements, pas plus la loi mystérieuse que la loi humaine, pas plus les malheurs que les condamnations, pas plus le tombeau que la prison !

« Vive la république universelle, démocratique et sociale ! »

Voici également quelques-unes des paroles prononcées, au nom de la presse de province, par M. Louis Mie :

« Chers concitoyens,

« Si ma parole, au lieu d’être celle d’un humble et d’un inconnu, avait l’autorité que donne le génie, qu’assurent d’éclatants services et que consacre un exil de vingt années, j’apporterais à la tombe de Charles Hugo l’expression profondément vraie de la reconnaissance que la province républicaine tout entière doit à cette armée généreuse qu’on nomme dans le monde, la presse républicaine de Paris. Charles marchait aux premiers rangs de ces intrépides du vrai, que tout frappe, mais que console le devoir accompli.

« C’est à l’heure où d’étroites défiances semblent vouloir nous séparer, nous qui habitons les départements, et nous isoler de la ville sœur aînée des autres cités de France, que nous sentons plus ardemment ce que nous lui devons d’amour à ce Paris qui, après nous avoir donné la liberté, nous a conservé l’honneur.

« Je n’ai pas besoin de rappeler quelle large part revient à Charles Hugo dans cette infatigable et sainte prédication de la presse parisienne. Je n’ai pas à retracer l’œuvre de cette vie si courte et si pleine. Je n’en veux citer qu’une chose : c’est qu’il est entré dans la lutte en poussant un cri d’indignation contre un attentat à l’inviolabilité de la vie humaine. Il avait tout l’éclat de la jeunesse et toute la solidité de la conviction. Il avait les deux grandes puissances, celle que donne le talent et celle que donne la bonté.

« Charles Hugo, vous aviez partout, en province comme à Paris, des amis et des admirateurs. Il y a des fils qui rapetissent le nom de leur père ; ce sera votre éternel honneur à vous d’avoir ajouté quelque chose à un nom auquel il semblait qu’on ne pût ajouter rien. »


On lit dans le Rappel du 21 mars :

« Victor Hugo n’a guère fait que traverser Paris. Il est parti, dès mercredi, pour Bruxelles, où sa présence était exigée par les formalités à remplir dans l’intérêt des deux petits enfants que laisse notre regretté collaborateur.

« On sait que c’est à Bruxelles que Charles Hugo a passé les dernières années de l’exil. C’est à Bruxelles qu’il s’est marié et que son petit garçon et sa petite fille sont nés.

« Aussitôt que les prescriptions légales vont être remplies, et que l’avenir des mineurs va être réglé, Victor Hugo reviendra immédiatement à Paris. »