Contes de Madame de Villeneuve/La Belle et la Bête

La bibliothèque libre.

Pour les autres éditions de ce texte, voir La Belle et la Bête.

CONTES MARINS.

LA BELLE ET LA BÊTE.


CONTE



DAns un pays fort éloigné de celui-ci, l’on voit une grande Ville, où le commerce florissant, entretient l’abondance. Elle a compté parmi ses Citoyens un Marchand heureux dans ses entreprises, & sur qui la fortune, au gré de ses désirs, avoit toujours répandu ses plus belles faveurs. Mais s’il avoit des richesses immenses, il avoit aussi beaucoup d’enfans. Sa famille étoit composée de six garçons, & de six filles. Aucun n’étoit établi. Les garçons étoient assez jeunes pour ne se point presser. Les filles trop fieres des grands biens, sur lesquels elles avoient lieu de compter, ne pouvoient aisément se déterminer pour le choix qu’elles avoient à faire.

Leur vanité se trouvoit flattée des assiduités de la plus brillante jeunesse. Mais un revers de fortune, auquel elles ne s’attendoient pas, vint troubler la douceur de leur vie. Le feu prit dans leur maison. Les Meubles magnifiques qui la remplissoient, les Livres de Comptes, les Billets, l’Or, l’Argent, & toutes les Marchandises précieuses, qui composoient tout le bien du Marchand, furent enveloppés dans ce funeste embrasement, qui fut si violent, qu’on ne sauva que très-peu de chose.

Ce premier malheur, ne fut que l’avantcoureur des autres. Le pere à qui jusques-alors tout avoit prosperé, perdit en même-tems, soit par des naufrages, soit par des Corsaires, tous les vaisseaux qu’il avoit sur la Mer. Ses Correspondans lui firent banqueroute : ses Commis dans les pays étrangers furent infidéles : Enfin de la plus haute opulence, il tomba tout-à-coup dans une affreuse pauvreté.

Il ne lui resta qu’une petite habitation champêtre, située dans un lieu désert, éloignée de plus de cent lieues de la ville, dans laquelle il faisoit son sejour ordinaire. Contraint de trouver un asyle loin du tumulte & du bruit, ce fut-là qu’il conduisit sa famille désésperée d’une telle révolution. Sur-tout les filles de ce malheurex pere n’envisageoient qu’avec horreur la vie qu’elles alloient passer dans cette triste solitude. Pendant quelque tems elles s’étoient flattées, que quand le dessein de leur pere éclatroit, les Amans qui les avoient recherchées, se croiroient trop heureux de ce qu’elles voudraient bien se radoucir.

Elles s’imaginoient qu’ils alloient tous à l’envi briguer l’honneur d’obtenir la préference. Elles pensoient même, qu’elles n’avoient qu’à vouloir pour trouver des Epoux. Elles ne resterent pas long-tems dans une erreur si douce. Elles avoient perdu le plus beau de leurs attraits, en voyant comme un éclair disparoître la fortune brillante de leur pere, & la saison du choix étoit passée pour elles. Cette foule empressée d’Adorateurs disparut au moment de leur disgrace. La force de leurs charmes n’en put retenir aucun.

Les Amis ne furent pas plus généreux que les Amans. Dès qu’elles furent dans la misere, tous sans exception cesserent de les connoître. On poussa même la cruauté jusqu’à leur imputer le désastre qui venoit de leur arriver. Ceux que le pere avoit le plus obligés, furent les plus empressés à le calomnier. Ils débiterent qu’il s’étoit attiré ces infortunes par sa mauvaise conduite, ses profusions, & les folles dépenses qu’il avoit fait, & laissé faire à ses enfans.

Ainsi cette famille désolée ne put donc prendre d’autre parti que celui d’abandonner une ville, où tous se faisoient un plaisir d’insulter à fa disgrace. N’ayant aucune ressource, ils se confinèrent dans leur maison de campagne, située au milieu d’une Forêt presqu’impraticable, & qui pouvait bien être le plus triste séjour de la terre. Que de chagrins ils eurent à essuier dans cette affreuse solitude ! Il fallut se résoudre à travailler aux ouvrages les plus pénibles. Hors d’état d’avoir quelqu’un pour les servir, les fils de ce malheureux Marchand partagerent entre eux les soins et les travaux domestiques. Tous à l’envi s’occuperent à ce que la campagne exige de ceux qui veulent en tirer leur subsistance.

Les filles de leur côté ne manquerent pas d’emploi. Comme des Paysanes, elles se virent obligées de faire servir leurs mains délicates à toutes les fonctions de la vie champêtre. Ne portant que des habits de laine, n’ayant plus de quoi satisfaire leur vanité, ne pouvant vivre que de ce que la campagne peut fournir, bornées au simple nécessaire, mais ayant toujours du gôut pour le rafinement & la délicatesse, ces filles regrettoient sans cesse & la ville & ses charmes. Le souvenir même de leurs premieres années, passées rapidement au milieu des ris & des jeux, faisoit leur plus grand supplice.

Cependant la plus jeune d’entr’elles montra, dans leur commun malheur, plus de constance & de résolution. On la vit par une fermeté bien au-dessus de son âge, prendre généreusement son parti. Ce n’est pas qu’elle n’eut donné d’abord des marques d’une véritable tristesse. Eh ! qui ne seroit pas sensible à de pareils malheurs ! Mais après avoir déploré les infortunes de son pere, pouvoit-elle mieux faire que de reprendre sa premiere gayeté, d’embrasser par choix l’état seul dans lequel elle se trouvoit, & d’oublier un monde dont elle avoit avec sa famille éprouvé l’ingratitude, & sur l’amitié duquel elle étoit si bien persuadée, qu’il ne falloit pas compter dans l’adversité ?

Attentive à consoler son pere & ses freres par la douceur de son caractère, & l’enjouement de son esprit, que n’imaginoit-elle point pour les amuser agréablement ? Le Marchand n’avoit rien épargné pour son éducation, & celle de ses sœurs. Dans ces tems fâcheux elle en tira tout l’avantage qu’elle désiroit. Jouant très-bien de plusieurs instrumens, qu’elle accompagnoit de sa voix, c’étoit inviter ses sœurs à suivre son exemple, mais son enjouement & sa patience ne firent encore que les attrister.

Ces filles que de si grandes disgraces rendoient inconsolables, trouvoient dans la conduite de leur cadette une petitesse d’esprit, une bassesse d’ame, & même de la foiblesse à vivre gayement dans l’état où le Ciel venoit de les réduire. Quelle est heureuse disoit l’aînée ! Elle est faite pour les occupations grossieres. Avec des sentimens si bas, qu'auroit-elle pû faire dans le monde ? Pareils discours étoient injustes. Cette jeune personne eût été bien plus propre à briller qu’aucune d’elles.

Une beauté parfaite ornoit sa jeunesse, une égalité d’humeur la rendoit adorable. Son cœur aussi généreux, que pitoyable, se faisoit voir en tout. Aussi sensible que ses sœurs aux révolutions, qui venoient d’accabler sa famille, par une force d’esprit qui n’est pas ordinaire à son sexe, elle sut cacher sa douleur, & se mettre au-dessus de l'adversité. Tant de constance passa pour insensibilité. Mais on appelle aisément d’un jugement porté par la jalousie.

Connue des personnes éclairées pour ce qu’elle étoit, chacun s’étoit empressé de lui donner la préférence. Au milieu de sa plus haute splendeur, si son merite la fit distinguer, sa beauté lui fit donner par excellence le nom de la Belle. Connue sous ce nom seul, en fallait-il davantage pour augmenter & la jalousie & la haine de ses sœurs ?

Ses apas, & l’estime générale qu’elle s’étoit acquise eût dû lui faire esperer un établissement encore plus avantageux qu’à ses sœurs, mais touchée seulement des malheurs de son pere, loin de faire quelque effort pour retarder son départ d’une ville dans laquelle elle avait eu tant d’agrémens, elle donna tous ses soins pour en hâter l’exécution. Cette fille fit voir dans la solitude la même tranquillité, qu’elle avoit eue au milieu du monde. Pour adoucir ses ennuis, dans ses heures de relâche, elle ornoit sa tête de fleurs, & comme à ces Bergeres des premiers tems, la vie rustique en lui faisant oublier ce qui l’avoit le plus flattée aux milieu de l’opulence, lui procuroit tous les jours d’innocens plaisirs.

Déja deux années s’étoient écoulées, & cette famille commençoit à s’accoutumer à mener une vie champêtre, lorsqu’un espoir de rétour vint troubler sa tranquillité. Le pere reçut avis qu’un de ses vaisseaux qu’il avoit cru perdu, venoit d’arriver à bon port richement chargé. On ajoutoit qu’il étoit à craindre que ses Facteurs n’abusant de son absence, ne vendissent sa Cargaison à vil prix, & que par cette fraude ils ne profitassent de son bien. Il communiqua cette nouvelle à ses enfans, qui ne douterent pas un moment qu’elle ne les mit bientôt en état de quitter le lieu de leur exil. Sur-tout les filles plus impatientes que leur freres, croiant qu’il n’étoit pas nécessaire d’attendre rien de plus positif, vouloient partir à l’instant, & tout abandonner. Mais le pere plus prudent les pria de modérer leurs transports. Quelque nécessaire qu’il fût à sa famille dans un tems sur-tout où l’on ne pouvoit interrompre les travaux de la campagne sans un notable préjudice, il laissa le soin de la récolte à ses fils, & prit le parti d’entreprendre seul un si long voyage.

Toutes ses filles, excepté la cadette, ne faisoient plus de doute de se revoir bientôt dans leur premiere opulence. Elles s’imaginoient que quand le bien de leur pere ne deviendroit pas assez considérable, pour qu’il les ramenât dans la grande ville, lieu de leur naissance, il en auroit du moins assez pour les faire vivre dans une autre ville moins florissante. Elles esperoient y trouver bonne compagnie, y faire des Amans, profiter du premier établissement qu’on leur proposeroit. Ne pensant déjà presque plus aux peines que depuis deux ans elles venoient d’essuier, se croiant même déja, comme par miracle, transportées d’une fortune médiocre dans le sein d’une agréable abondance, elles oserent (car la solitude ne leur avoit pas fait perdre le goût du luxe & de la vanité) accabler leur pere de folles commissions. Il étoit chargé de faire pour elles des emplettes en bijoux, en parures, en coëfures. A l’envi l’une de l’autre, c’étoit à qui demanderoit davantage. Mais le produit de la prétendue fortune du pere n’auroit pû suffire à les satisfaire. La Belle que l’ambition ne tyrannisoit pas, & qui n’agissoit jamais que par prudence, jugea d’un coup d’œil que s’il remplissoit les memoires de ses sœurs, le sien seroit très inutile. Mais le pere surpris de son silence, lui dit : Et toi, la Belle, en interrompant ces filles insatiables, n’as-tu point envie de quelque chose ? Que t’apporterai-je ? Que souhaites-tu ? Parle hardiment. Mon cher Papa, lui répondit cette aimable fille en l’embrassant tendrement, je désire une chose plus précieuse que tous les ajustemens que mes sœurs vous demandent. J’y borne mes vœux. Trop heureuse ! s’ils sont remplis, c’est le bonheur de vous voir de retour en parfaite santé. Cette réponse si bien marquée au coin du désinteressement couvrit les autres de honte & de confusion. Elles en furent si couroussées, qu’une d’entr’elles répondant pour toutes, dit avec aigreur, cette petite fille fait l’importante, & s’imagine qu’elle se distinguera par cette affection héroïque. Assurément rien n’est plus ridicule. Mais le pere, attendri de ses sentimens, ne put s’empecher d’en marquer sa joye, touché même des vœux ausquels cette fille se bornoit, il voulut qu’elle demandât quelque chose, & pour adoucir ces autres filles indisposées contre elle, il lui remontra que pareille insensibilité sur la parure ne convenoit pas à son âge, qu’il y avoit un tems pour tout.

Eh bien ! mon cher pere, lui dit-elle, puisque vous me l’ordonnez, je vous suplie de m’apporter une Rose. J’aime cette fleur avec passion : depuis que je suis dans cette solitude, je n’ai pas eu la satisfaction d’en voir une seule. C’étoit obéir & vouloir en même-tems qu’il ne fit aucune dépense pour elle.

Cependant le jour vint qu’il falloit que ce bon vieillard s’arrachât des bras de sa nombreuse famille.

Le plus promptement qu’il put, il se rendit dans la grande ville où l’apparence d’une nouvelle fortune le rappelloit. Il n’y trouva pas les avantages qu’il pouvait esperer. Son vaisseau véritablement étoit arrivé, mais ses associés, qui le croioient mort, s’en étoient emparés ; & tous les effets avoient été dispersés. Ainsi loin d’entrer dans la pleine & paisible possession de ce qui lui pouvoit appartenir, pour soutenir ses droits, il lui fallut essuier toutes les chicanes imaginables. Il les surmonta ; mais après plus de six mois de peine & de dépense il ne fut pas plus riche qu’auparavant. Ses débiteurs étoient devenus insolvables, & à peine fut-il remboursé des frais. C’est où se termina cette richesse chimérique. Pour comble de désagrément, afin de ne pas hâter sa ruine, il fut obligé de partir dans la saison la plus incommode, & le tems le plus effroyable. Exposé sur la route à toutes les injures de l’air, il faillit périr de fatigue ; mais quand il se vit à quelques lieues de sa maison, de laquelle il ne comptoit pas sortir pour courir après de folles esperances, que la Belle avoir eu raison de mépriser, les forces lui revinrent.

Il lui falloit plusieurs heures pour traverser la forêt, il étoit tard, cependant il voulut continuer sa route ; mais surpris par la nuit, pénétré du froid le plus piquant, & enseveli pour ainsi dire sous la neige avec son cheval, ne sachant enfin où porter ses pas, il crut toucher à sa derniere heure. Nulle Cabane sur sa route, quoique la forêt en fut remplie. Un arbre creusé par la pourriture fut tout ce qu’il trouva de meilleur, trop heureux encore d’avoir pû s’y cacher ! Cet arbre en le garantissant du froid, lui sauva la vie ; & le cheval peu loin de son maître, apperçut un antre creux, où conduit par l’instinct il se mit à l’abri.

La nuit en cet état lui parut d’une longueur extrême, de plus persécuté par la faim, effraié par les hurlemens des Bêtes sauvages, qui passoient sans cesse à ses côtés, pouvoit-il être un instant tranquille ? Ses peines & ses inquiétudes ne finirent pas avec la nuit. Il n’eut que le plaisir de voir le jour, & son embarras fut grand. En voyant la terre extraordinairement couverte de neige, quel chemin pouvoit-il prendre ? Aucun sentier ne s’offroit à ses yeux ; ce ne fut qu’après une longue fatigue, & des chutes fréquentes, qu’il put trouver une espece de route, dans laquelle il marcha plus aisement.

En avançant sans le savoir, le hazard conduisit ses pas dans l’avenue d’un très-beau Château, que la neige avoit paru respecter. Elle étoit composée de quatre rangs d’Orangers d’une extrême hauteur, chargés de fleurs & de fruits. On y voyoit des Statues placées sans ordre, ni simétrie, les unes étoient dans le chemin, les autres entre les arbres, toutes d’une matière inconnue, de grandeur & de couleur humaine, en différentes attitudes, & sous divers ajustemens, dont le plus grand nombre représentoit des Guerriers. Arrivé jusques dans la première Cour, il y vit encore une infinité d’autres Statues. Le froid qu’il soufloit ne lui permit pas de les considérer.

Un Escalier d’Agathe à rampe d'or ciselé, d’abord s’offrit à sa vue : il traversa plusieurs chambres magnifiquement meublées, une chaleur douce qu’il y respira le remit de ses fatigues. Il avoit besoin de quelque nourriture ; à qui s’adresser ? Ce vaste & magnifique édifice, ne paroissoit être habité que par des statues. Un silence profond y régnoit, & cependant il n’avoit point l’air de quelque vieux Palais qu’on eut abandonné. Les salles, les chambres, les galleries, tout étoit ouvert, nul être vivant ne paroissoit dans un si charmant lieu. Las de parcourir les appartemens de cette vaste demeure, il s’arrêta dans un salon, où l’on avoit fait un grand feu. Présumant qu’il étoit préparé pour quelqu’un qui ne tarderoit pas à paroître, il s’approcha de la cheminée pour se chauffer : Mais personne ne vint. Assis en attendant sur un sopha placé près du feu, un doux sommeil lui ferma les paupieres & le mit hors d’état d’observer si quelqu'un ne le viendroit point surprendre.

La fatigue avoit causé son repos, la faim l’interrompit. Depuis plus de vingt-quatre heures il en étoit tourmenté, l’exercice même qu’il venoit de faire depuis qu’il étoit dans ce Palais augmentoit encore ses besoins. A son reveil il fut agreablement surpris de voir en ouvrant les yeux une table délicatement servie. Un léger repas ne pouvoit le contenter, & les mets somptueusement aprêtés l’invitoient à manger de tout.

Son premier soin fut de remercier hautement ceux desquels il tenoit tant de bien ; & il résolut ensuite d’attendre tranquillement qu’il plût à ses Hôtes de se faire connoître. Comme la fatigue l’avoit endormi avant le repas, la nourriture produisit le même effet, & rendit son repos plus long & plus paisible, ensorte qu’il dormit cette seconde fois au moins quatre heures. À son réveil, au lieu de la première table, il en vit une autre de porphire sur laquelle une main bienfaisante avoit dressée une colation composée de gâteaux, de fruits secs, & de vins de liqueur : c’étoit encore pour qu’il en fit usage. Ainsi profitant des bontés qu’on lui témoignoit, il usa de tout ce qui put flatter son appétit, son goût & sa délicatesse.

Cependant ne voiant personne à qui parler, & qui l’instruisit si ce Palais étoit la demeure ou d’un Homme, ou d’un Dieu, sa frayeur s’empara de ses sens (car il étoit naturellement peureux). Son parti fut de repasser dans tous les appartemens, il y combloit de bénedictions le génie auquel il étoit rédevable de tant de bienfaits, & par des instances respectueuses il le sollicitoit de se montrer à lui. Tant d’empressemens furent inutiles. Nulle apparence de Domestique, nulle suite qui lui fit connoître que ce Palais fut habité. Rêvant profondément à ce qu’il devoit faire, il lui vint en pensée que pour des raisons qu’il ne pouvoit pénétrer, quelque Intelligence lui faisoit présent de cette demeure avec toutes les richesses dont elle étoit remplie.

Cette pensée lui parut être une inspiration, & sans tarder, faisant de nouveau la revue, il prit possession de tous ces trésors. Bien plus en lui-même il régla la part qu’il destinoit à chacun de ses enfans, & marqua les logemens qui pouvoient séparément leur convenir, & se félicitant de la joye que leur causeroit un pareil voyage, il descendit dans le jardin, ou malgré la rigueur de l'hyver, il vit, comme au milieu du Printems, les fleurs les plus rares exhaler une odeur charmante. On y respiroit un air doux & tempéré. Des oiseaux de toute espece mêlant leur ramage au bruit confus des eaux, formoient une aimable harmonie.

Le vieillard extasié de tant de merveilles, disoit en lui-même ; Mes filles n'auront pas, je pense, de peine à s'accoutumer dans ce délicieux séjour. Je ne puis croire qu’elles regrettent, ou qu'elles désirent la ville préférablement à cette demeure. Allons, s’écria-t-il, avec un transport de joye peu commun, Partons à l’instant. Je me fais d’avance une félicité de voir la leur : n’en retardons pas la jouissance.

En entrant dans ce Château si riant, il avoit eu soin malgré le grand froid dont il étoit pénétré, de débrider son cheval, & de le faire aller vers une écurie qu’il avoit remarquée dans la premiere cour. Une allée garnie de palissades formées par des berceaux de Rosiers fleuris y conduisoit. Jamais il n'avoit vû de si belles Roses. Leur odeur lui rappella le souvenir d’en avoir promis une à la Belle. Il en cueillit une, il alloit continuer de faire six bouquets, mais un bruit terrible lui fit tourner la tête ; sa frayeur fut grande, quand il apperçut à fes côtés une horrible Bête, qui d’un air furieux lui mit sur le col une espece de trompe semblable à celle d’un Elephant, & lui dit d’une voix effroiable : Qui t’a donné la liberté de cueillir mes Roses ? N’étoit-ce pas assez que je t’eusse souffert dans mon Palais avec tant de bonté. Loin d'en avoir de la reconnoissance, Temeraire, je te vois voler mes fleurs. Ton insolence ne restera pas impunie. Le bonhomme déja trop épouvanté de la présence inopinée de ce monstre, pensa mourir de frayeur à ce discours, et jettant promptement cette rose fatale : ha ! Monseigneur, s’écria-t-il prosterné par terre, ayez pitié de moi. Je ne manque point de reconnoissance. Pénétré de vos bontés, je ne me suis pas imaginé que si peu de chose fût capable de vous offenser. Le Monstre tout en colère lui répondit : Tais-toi, maudit Harangueur, je n'ai que faire de tes flatteries, ni des titres que tu me donnes, je ne suis pas Monseigneur, je suis la Bête, & tu n'éviteras pas la mort que tu mérites. Le Marchand consterné par une si cruelle Sentence, croyant que le parti de la soumission étoit le seul qui le put garantir de la mort, lui dit d’un air véritablement touché, que la Rose qu’il avoit osé prendre, était pour une de ses filles appelée la Belle. Ensuite, soit qu’il espérât de retarder sa perte, ou de toucher son ennemi de compassion, il lui fit le récit de ses malheurs, il lui raconta le sujet de son voiage, & n’oublia pas le petit présent qu’il s’étoit engagé à faire a la Belle, ajoutant que la chose à laquelle elle s’étoit restrainte pendant que les richesses d’un Roi n’auroient à peine que suffi pour remplir les désirs de ses autres filles, venoit à l’occasion qui s’en était présentée, de lui faire naître l’envie de la contenter ; qu’il avoit cru le pouvoir faire sans consequence, que d’ailleurs, il lui demandoit pardon de cette faute involontaire.

La Bête rêva un moment : reprenant ensuite la parole, d’un ton moins furieux elle lui tint ce langage : je veux bien te pardonner, mais ce n’est qu’à condition que tu me donneras une de tes filles. Il me faut quelqu’un pour réparer cette faute.

Juste Ciel ! que me demandez-vous ? reprit le Marchand. Comment vous tenir ma parole ! Quand je serois assez inhumain pour vouloir racheter ma vie aux depens de celle d’un de mes enfans, de quel prétexte me servirois-je pour le faire venir ici.

Il ne faut point de prétexte, interrompit la Bête. Je veux que celle de tes filles que tu conduiras, vienne ici volontairement, ou je n’en veux point. Vois si entre elles il en est une assez courageuse, & qui t’aime assez pour vouloir s’exposer afin de te sauver la vie. Tu portes l’air d’un honnête homme : donne-moi ta parole de revenir dans un mois, si tu peux en déterminer une à te suivre, elle restera dans ces lieux, & tu t’en retourneras. Si tu ne le peux, promets-moi de revenir seul après leur avoir dit adieu pour toujours, car tu seras à moi. Ne crois pas, poursuivit le Monstre en faisant craquer ses dents, accepter ma proposition pour te sauver. Je t’avertis, que si tu pensois de cette façon, j’irois te chercher, & que je te détruirois avec ta race, quand cent mille hommes se présenteroient pour te défendre.

Le bon-homme quoique très-persuadé qu’il tenteroit inutilement l’amitié de ses filles, accepta cependant la proposition du Monstre. Il lui promit de revenir, au tems marqué, se livrer à sa triste destinée, sans qu’il fût nécessaire de le venir chercher. Après cette assurance il crut être le maître de se retirer et de pouvoir prendre congé de la Bête dont la presence ne pouvoit que l’affliger. La grace qu’il en avoit obtenue étoit légére, mais il craignoit encore qu’elle ne la révoquât. Il lui fit connoître l’envie qu’il avoit de partir : la Bête lui répondit qu’il ne partiroit que le lendemain. Tu trouveras, lui dit-elle, un cheval prêt, dès qu’il fera jour. En peu de tems il te mènera. Adieu, va souper, & attend mes ordres.

Ce pauvre homme plus mort que vif, reprit le chemin du sallon dans lequel il avoit fait si bonne chere. Vis-à-vis d’un grand feu son soupé déjà servi l’invitoit à se mettre à table. La délicatesse & la somptuosité des mets n’avoient plus rien qui le flâtassent. Accablé de son malheur, s’il n’eût pas craint que la Bête cachée en quelque endroit ne l’eût observé, s’il eût été sûr de ne pas exciter sa colere, par le mépris qu’il eût fait de ses biens, il ne se seroit pas mis à table. Pour éviter un nouveau désastre, il fit un moment trêve avec sa douleur, & autant que son cœur affligé le lui put permettre, il goûta suffisamment de tous les mets.

À la fin du repas un grand bruit dans l’appartement voisin se fit entendre, il ne douta point que ce ne fût son formidable hôte. Comme il n’étoit pas le maître d’éviter sa présence, il esseya de se remettre de la frayeur que ce bruit subit venoit de lui causer. À l’instant la Bête qui parut, lui demanda brusquement s’il avoit bien soupé. Le bon-homme lui répondit, d’un ton modeste & craintif, qu’il avoit, grâce à ses attentions, beaucoup mangé. Promets-moi, reprit le Monstre, de te souvenir de la parole que tu viens de me donner, & de la tenir en homme d’honneur, en amenant une de tes filles.

Le vieillard que cette conversation n’amusoit pas, lui jura d’exécuter ce qu’il avoit promis, & d’être de retour dans un mois, seul ou avec une de ses filles, s il s’en trouvoit qui l’aimât assez pour le suivre, aux conditions qu’il lui devoit proposer. Je t’avertis de nouveau, dit la Bête, de prendre garde à ne la pas surprendre sur le sacrifice que tu dois exiger d'elle, & sur le danger qu’elle encourera. Peints lui ma figure, telle qu'elle est. Qu’elle sache ce qu’elle va faire : sur-tout qu’elle soit ferme dans ses résolutions. Il ne sera plus tems de faire des réflexions, quand tu l’auras amenée ici. Il ne faut pas qu’elle se dedise : tu seras également perdu sans qu'elle aie la liberté de s’en retourner. Le Marchand, qu’un pareil discours assommoit, lui réitéra la promesse de se conformer en tout à ce qu’elle venoit de lui prescrire. Le Monstre, content de sa réponse, lui commenda de se coucher ; & de ne se pas lever qu’il ne vit le Soleil, & qu’il n’eût entendu une sonnette d’or.

Tu déjeuneras avant de partir, lui dit-il encore ; & tu peux emporter une Rose pour la Belle. Le cheval qui te doit porter, fera prêt dans la cour. Je compte te revoir dans un mois, pour peu que tu sois honnête homme. Adieu : si tu manques de probité, je t’irai rendre visite. Le bonne-homme de peur de prolonger une conversation déjà trop ennuyeuse pour lui, fit une profonde révérence à la Bête, qui l’avertit encore de se ne point inquiéter du chemin pour son retour ; qu’au tems marqué, le même cheval qu’il monteroit demain matin, se trouverait à sa porte, & suffiroit pour la fille & pour lui.

Quelque peu d’envie que le vieillard eût de dormir, il n’osa passer les ordres qu’il avoit reçus. Obligé de se coucher, il ne se leva que quand le Soleil commença de luire dans sa chambre. Son déjeuné fut prompt ; ensuite il descendit dans le jardin cueillir la Rose que la Bête avoit ordonné qu’il emportât. Que cette fleur lui fit répandre de larmes ! Mais par la crainte de s’attirer de nouveaux malheurs, il se contraignit, & fut sans retardement chercher le cheval, qui lui avoit été promis. Il trouva sur la selle, un manteau chaud & leger. Il y fut bien plus commodément que sur le sien. Dès que le cheval le sentit assis, il partit avec une vîtesse incroyable. Le marchand qui dans un instant perdit de vue ce fatal Palais, ressentit autant de joye, qu’il avoit eu la veille de plaisir à l’appercevoir, avec cette différence que la douceur de s’en éloigner étoit empoisonnée de la cruelle nécessité d’y retourner. A quoi me suis-je engagé ? dit-il, (pendant que son coursier le portoit avec une promptitude & une légéreté qui n’est connue que dans le pays des contes) Ne valoit-il pas mieux que je devinsse tout d’un coup la victime de ce Monstre altéré du sang de ma famille ? Par une promesse que j'ai faite, aussi dénaturée qu'indiscrete, il m’a prolongé la vie. Est-il possible que j'aye pû penser à sauver mes jours aux dépens de ceux d’une de mes filles ? Aurai-je la barbarie de l'emmener, pour la voir sans doute dévorée à mes yeux... Mais tout d’un coup s’interrompant lui-même : Eh ! malheureux, s’écrioit-il, est-ce ce que je dois le plus craindre ? Quand je pourrois dans mon cœur faire taire la voix du sang, dependroit-il de moi de commettre cette lâcheté ? Il faut qu’elle sache son sort, & qu'elle y consente : je ne vois nulle apparence qu’elle veuille se sacrifier pour un Pere inhumain, & je ne dois pas lui faire pareille proposition, elle est injuste. Mais je veux que l’affection qu’elles ont toutes pour moi en engageât une à se dévouer, la seule vue de la Bête ne detruiroit-elle pas sa constance, & ne pourrois m’en plaindre ? Ah ! trop impérieuse Bête, dit-il avec exclamation, tu l’as fait exprès, en mettant une condition impossible au moyen que tu m’offres pour éviter ta fureur, & obtenir le pardon d’une faute aussi légere, c’est ajouter l’insulte à la peine ; mais continua-t-il, c’est trop y penser, je ne balance plus, et j’aime mieux m’exposer sans détour à ta rage, que de tenter un secours inutile, & dont l’amour paternel est épouvanté. Reprenons, continua-t-il, le chemin de ce funeste Palais : & dédaignant d’acheter si cher les restes d’une vie, qui ne pourroit être que misérable, avant le mois qui nous est accordé, retournons terminer dès aujourd’hui nos malheureux jours.

A ces mots il voulut revenir sur ses pas, mais il lui fut impossible de faire retourner bride à son cheval. Se laissant malgré lui conduire, du moins il prit le parti de ne rien proposer à ses filles. Déja de loin il voyoit sa maison, & se fortifiant de plus en plus dans sa résolution : Je ne leur parlerai point, disoit-il, du danger qui me menace : j’aurai le plaisir de les embrasser encore une fois. Je leur donnerai mes derniers conseils : je les prierai de bien vivre avec leurs frères, à qui je recommanderai de ne les pas abandonner.

Au milieu de ses réveries il arriva chez lui. Son cheval revenu le soir précedent avoit inquiété sa famille. Ses fils dispersés dans la forêt l’avoient cherché de tous les côtés, & ses filles dans impatience d'en avoir des nouvelles, étoient à leur porte pour s’en informer au premier qu’elles verroient. Comme il étoit monté sur un magnifique cheval, & enveloppé d’un riche manteau, pouvoient-elles le reconnoître ? Elles le prirent d’abord pour un homme qui venoit de sa part, & la Rose qu’elles apperçurent attachée au pommeau de la selle acheva de les tranquillifer.

Lorsque ce pere affligé se trouva plus proche, elles le reconnurent. On ne songea qu’à lui témoigner la satisfaction qu’on avoit de le voir de retour en bonne santé. Mais la tristesse peinte sur son visage, & ses yeux remplis de larmes qu’il s’efforçoit en vain de retenir, changerent l’allegresse en inquiétude. Tous s’empresserent à lui demander le sujet de sa peine. Il ne répondit rien autre chose, sinon que de dire à la Belle en lui présentant la Rose fatale, voilà ce que tu m’as demandé ; tu le payeras cher aussi bien que les autres.

Je le savois bien, dit l’aînée, & j'assurois tout à l'heure quelle seroit la seule à qui vous apporteriez ce qu'elle demanderoit. Pour forcer la saison il n'a pas fallu donner moins que ce que vous auriez employé pour nous cinq ensemble. Cette Rose, selon les apparences, sera flétrie avant la fin du jour, n’importe à quelque prix que ce fût, vous avez voulu satisfaire l'heureuse Belle.

Il est vrai, reprit tristement le pere, que cette Rose me coûte cher, & plus cher que tous les ajustemens, que vous souhaitiez, n'auroient coûté. Ce n'est pas en argent ; & plut au Ciel que je l'eusse achetée de tout ce qui me reste de bien.

Ce discours excita la curiosité de ses enfans, & fit évanouir la résolution qu’il avoit prise de ne pas révéler son avanture. Il leur apprit le mauvais succès de son voyage, la peine qu’il avoit eue à courrir après une fortune chimérique, & tout ce qui s’étoit passé dans le Palais du Monstre. Après cet éclaircissement le desespoir prit la place de l’espérance & de la joye.

Les filles voyant par ce coup de foudre tous leurs projets annéantis, poussèrent des cris épouvantables : les freres plus courageux dirent résolument qu’ils ne souffriroient point que leur pere retournât dans ce funeste Château, qu’ils étoient assez courageux pour délivrer la terre de cette horrible Bête, supposé qu’elle eut la témérité de le venir chercher. Le bon-homme quoique touché de leur affliction, leur défendit les violences, en disant que puisqu’il avoit donné sa parole, il se donneroit la mort plutôt que d’y manquer.

Cependant ils cherchèrent des expédiens pour lui sauver la vie ; ces jeunes gens remplis de courage & de vertu proposerent que l’un d’eux fût s’offrir au courroux de la Bête. Mais elle s’étoit expliquée positivement en disant qu’elle vouloit une des filles, & non pas un des garçons. Ces braves freres fâchés que leur bonne volonté ne put avoir son exécution, firent ce qu’ils purent, pour inspirer les mêmes sentimens à leurs sœurs. Mais leur jalousie contre la Belle étoit suffisante pour mettre un obstacle invincible à cette action héroïque.

Il n’est pas juste, dirent-elles, que nous périssions d’une façon épouvantable, pour une faute dont nous ne sommes pas coupables. Ce seroit nous rendre les victimes de la Belle, à qui l’on seroit bien aise de nous sacrifier ; mais le devoir n’exige pas de tels sacrifices de nous. Voilà quel est le fruit de là modération, & des moralités perpétuelles de cette malheureuse. Que ne demandait elle comme nous des Nipes & des Bijoux ? Si nous ne les avons pas eues, du moins il n’en a rien coûté pour les demander, & nous n’avons pas lieu de nous reprocher d’avoir exposé la vie de notre pere par des demandes indiscretes. Si par un desinteressement affecté, elle n’avoit pas voulu se distinguer, comme elle est en tout plus heureuse que nous, il se seroit sans doute trouvé assez d’argent pour la contenter. Mais il falloit que par un singulier caprice, elle fut la cause de tous nos malheurs. C’est elle qui nous les attire & c’est sur nous, qu’on veut les faire rejaillir. Nous n’en serons pas les dupes. Elle les a causés, qu’elle y mette le remede. La Belle à qui la douleur avoit presque ôté la connoissance, faisant taire ses sanglots & ses soupirs, dit à ses sœurs : je suis coupable de ce malheur : c’est à moi seule de le réparer. J’avoue qu’il seroit injuste que vous souffrissiez de ma faute. Helas ! Elle est pourtant bien innocente. Pouvois-je prévoir que le désir d’avoir une Rose au milieu de l’Eté, devoit être punie par un tel supplice. Cette faute est faite : que je fois innocente ou coupable, il est juste que je l’expie. On ne peut l’imputer à d’autre. Je m’exposerai, poursuivit-elle d’un ton ferme, pour tirer mon pere de son fatal engagement. J’irai trouver la Bête, trop heureuse en mourant de conserver la vie à celui de qui je l’ai reçue, & de faire cesser vos murmures. Ne craignez pas que rien m’en puisse détourner. Mais de grace pendant ce mois donnez-moi le plaisir de ne plus entendre vos reproches.

Tant de fermeté dans une fille de son âge les surprit beaucoup ; & ses freres qui l’aimoient tendrement furent touchés de sa résolution. Elle avoit pour eux des attentions infinies, & ils sentirent la perte qu’ils alloient faire. Mais il s’agissoit de sauver la vie d’un pere : ce pieux motif leur ferma la bouche, & très-persuadés que c’étoit une chose resolue, loin de penser à combattre un si généreux dessein, ils se contentèrent de répandre des larmes, & de donner à leur sœur les louanges que méritoit sa noble résolution, d’autant plus grande que n’ayant que seize ans, elle avoit droit de regretter une vie, qu’elle vouloit sacrifier d’une façon si cruelle.

Le pere seul ne voulut pas consentir au dessein que prenoit sa fille cadette. Mais les autres insolemment lui reprochèrent que la Belle seule le touchoit, que malgré les malheurs dont elle étoit cause, il étoit fâché que ce ne fut pas une de ses aînées qui payât son imprudence.

De si injustes discours le forcèrent à ne plus insister. D’ailleurs la Belle venoit de l’assurer que quand il n’accepteroit pas l’échange, elle le feroit malgré lui, puisqu’elle iroit seule chercher la Bête, & qu’elle se perdroit sans le sauver. Que sait-on ? dit-elle, en s’efforçant de temoigner plus de tranquillité qu’elle n’en avoit, peut-être que le sort effroyable qui m’est destiné en cache un autre aussi fortuné qu’il paroît terrible.

Ses sœurs, en l’entendant parler ainsi, sourioient malicieusement de cette chimerique pensée ; elles étoient ravies de l’erreur dans laquelle elles la croioient. Mais le vieillard vaincu par toutes ses raisons & se resouvenant d’une ancienne prédiction, par laquelle il avoit appris que cette fille lui devoit sauver la vie, & qu’elle seroit la source du bonheur de tout sa famille, cessa de s’opposer à la volonté de la Belle. Insensiblement on parla de leur départ comme d’une chose presqu’indifférente. C’étoit elle qui donnoit le ton à la conversation, & si dans leur présence elle paroissoit compter sur quelque chose d’heureux, ce n’étoit uniquement que pour consoler son pere & ses freres, & ne pas les allarmer davantage. Quoique mécontente de la conduite de ses sœurs à son égard, qui paroissoient comme impatientes de la voir partir, & qui trouvoient que le mois s’écoulait avec trop de lenteur, elle eut la générosité de leur partager tous les petits meubles, & les bijoux qu’elle avoit en sa disposition.

Elles reçurent avec joye cette nouvelle preuve de sa générosité, sans que leur haine fut adoucie. Une extrême joye s’empara de leurs cœurs, quand elles entendirent hennir le cheval envoyé, pour porter une sœur, que la noire jalousie ne leur faisoit pas trouver aimable. Le pere & les fils seuls affligés ne pouvoient tenir contre ce fatal moment, ils vouloient égorger le cheval, mais la Belle conservant toute sa tranquillité, leur remontra dans cette occasion tout le ridicule de ce dessein, & l’impossibilité de l’exécuter. Après avoir pris congé de ses freres, elle embrassa ses insensibles sœurs, en leur faisant un adieu si touchant qu’elle leur arracha quelques larmes, & qu’elles se crurent l’espace de quelques minutes presque autant affligées que leurs freres.

Pendant ces regrets courts & tardifs, le bon-homme pressé par sa fille étant monté sur son cheval, elle se mit en croupe avec le même empressement, que s’il se fût agi d’un voyage fort agréable L’animal parut plutôt voler que marcher. Cette extrême diligence ne l’incommoda point ; l’allure de ce cheval singulier étoit si douce, que la Belle ne ressentit d’autre agitation que celle qui provenoit du souffle des Zephirs.

Envain sur la route son pere cent fois lui fit offre de la mettre à terre, & d’aller seul retrouver la Bête. Pense, ma chere enfant, lui disoit-il, qu’il est encore tems. Ce Monstre est plus épouventable que tu ne peux l’imaginer. Quelque ferme que soit ta résolution, je crains qu’elle ne manque à son aspect. Alors il sera trop tard, tu seras perdue, & nous périrons tous deux.

Si j’allois chercher cette Bête terrible, reprenoit prudemment la Belle, avec l’espérance d’être heureuse, il ne seroit pas impossible que cet espoir ne m’abandonnât en la voyant ; mais comme je compte sur une mort prochaine, & que je la crois assurée, que m’importe que, ce qui me la doit donner, soit agréable ou hideux.

En s’entretenant ainsi la nuit vint, & le cheval ne marcha pas moins dans l’obscurité. Par le plus surprenant spectacle elle se dissipa tout d’un coup. Ce furent des fusées de toutes façons, des pots à feu, des moulinets, des soleils, des gerbes & tout ce que l’artifice peut inventer de plus beau qui vinrent frapper les yeux de nos deux voiageurs. Cette lumière agréable & imprevue écrivant toute la forêt répandit dans l’air une douce chaleur, qui commençoit à devenir nécessaire, par ce que le froid dans ce pays se fait sentir d’une façon plus piquante la nuit que le jour.

À la faveur de cette charmante clarté, le pere & la fille se trouverent dans l’avenue d’Orangers. Au moment qu’ils y furent, le feu d’artifice cessa. Sa lumiere fut remplacée par toutes les Statues lesquelles avoient dans leurs mains des flambeaux allumés. De plus des lampions sans nombre couvroient toute la façade du Palais : placés en cimétrie, ils formoient des lacs d’Amour ; & des chiffres couronnés, où l’on voyoit des doubles L. L. & des doubles B. B. En entrant dans la cour ils furent régalés d’une salve d’artillerie, qui se joignant au bruit de mille instrumens divers, tant doux que guerriers, firent une harmonie charmante.

Il faut, dit la Belle en raillant, que la Bête soit bien affamée pour faire une telle réjouissance à l’arrivée, de sa proye. Cependant malgré l’émotion que lui causoit l’approche d’un événement, qui selon l’apparence alloit lui devenir fatal, en donnant toute son attention à tant de magnificences qui se succedoient les unes aux autres, & lui présentoient le plus beau spectacle qu’elle eut jamais vû, elle ne put s’empêcher de dire à son père que les préparatifs de sa mort étoient plus brillans que la pompe nuptial du plus grand Roi de la terre.

Le cheval fut s’arrêter au bas du Perron. Elle en descendit légérement, & son pere, dès qu’il eut mit pied à terre, la conduisit par un vestibule au sallon dans lequel il avoit été si bien régalé. Ils y trouverent un grand feu, des bougies allumées, qui répandoient un parfum exquis, & de plus une table splendidement servie.

Le bon-homme au fait de la façon dont la Bête nourrissoit ses Hôtes, dit à sa fille que ce repas étoit destiné pour eux, qu’il étoit à propos d’en faire usage. La Belle n’en fit nulle difficulté, bien persuadée que cela n’avanceroit pas sa mort. Au contraire elle s’imagina que ce seroit faire connoître au Monstre le peu de répugnance qu’elle avoit eue de le venir trouver. Elle se flatta que sa franchise seroit capable de l’adoucir, & même que son avanture pourroit être moins triste qu’elle ne l’avoit apprehendé d’abord. Cette Bête épouvantable, dont on l’avoit menacée, ne se montroit point : tout dans le Palais respiroit la joye & la magnificence. Il paroissoit que son arrivée l’avoit fait naître, & il n’étoit pas vraisemblable qu’elle fut les apprêts d’une Pompe funebre.

Son espérance ne dura guéres. Le Monstre se fit entendre. Un bruit effroyable, causé par le poids énorme de son corps, par le cliquetis terrible de ses écailles, & par des hurlemens affreux annonça son arrivée. La terreur s’empara de la Belle. Le vieillard en embrassant sa fille poussa des cris perçans. Mais devenue dans un instant maîtresse de ses sens, elle se remit de son agitation. En voyant approcher la Bête, qu’elle ne peut envisager sans frémir en elle-même, elle avança d’un pas ferme & d’un air modeste salua fort respectueusement la Bête. Cette démarche plut au Monstre. Après l’avoir considérée d’un ton qui sans avoir l’air courroucé pouvoit inspirer de la terreur aux plus hardis, il dit au vieillard bon soir, bon-homme, & se retournant vers la Belle, il lui dit pareillement bon soir, la Belle.

Le vieillard, toujours apprehendant qu’il n’arrivât quelque chose de sinistre à sa fille, n’eut pas la force de répondre. Mais la Belle sans s’émouvoir, & d’une voix douce & assurée lui dit bon soir, la Bête. Venez-vous ici volontairement reprit la Bête, & consentez-vous à laisser partir votre père sans le suivre ? La Belle lui répondit qu’elle n’avoit pas eu d’autres intentions. Eh ! que croyez-vous que vous deviendrez après son départ ? Ce qui vous plaira, dit-elle, ma vie est en votre disposition, & je me soumets aveuglément à ce que vous ordonnerez de mon sort.

Votre docilité me satisfait, reprit la Bête, & puisqu’il est ainsi qu’on ne vous a point amenée par force, vous resterez avec moi. Quant à toi, bon-homme, dit-elle au Marchand, tu partiras demain au lever du Soleil, la cloche t’avertira ; ne tarde pas après ton déjeuné ; le même cheval te conduira chez toi. Mais, ajouta-t-elle, quand tu seras au milieu de ta famille, ne songes pas à revoir mon Palais, & souviens-toi qu’il t’est interdit pour toujours. Vous, la Belle, continua le Monstre, en s’adressant à elle, conduisez votre pere dans la Garderobe prochaine, choisissez-y tout ce que l’un & l’autre croirez pouvoir faire plaisir à vos freres & à vos sœurs. Vous trouverez deux malles : emplissez-les. Il est juste que vous leur envoyiez quelque chose d’un assez grand prix pour les obliger à se souvenir de vous.

Malgré la libéralité du Monstre, le prochain départ du pere touchoit sensiblement la Belle & lui causoit un chagrin extrême ; cependant elle se mit en devoir d’obéir à la Bête, qui les quitta après leur avoir dit, comme elle avoit fait en entrant, bon soir, la Belle, bon soir, bon-homme. Lorsqu’ils furent seuls, le bon-homme en embrassant sa fille ne cessa de pleurer. L’idée qu’il alloit la laisser avec le Monstre étoit pour lui le plus cruel des supplices. Il se repentoit de l’avoir conduite en ce lieu ; les portes étoient ouvertes, il eût voulu la ramener ; mais la Belle lui fit connoître les dangers et les suites du dessein qu’il prenoit.

Ils entrerent dans la Garderobe qui leur étoit indiquée. Ils furent surpris des richesses qu’ils y trouverent. Elle étoit remplie d’ajustements si superbes, qu’une Reine n’eût pû souhaiter rien de plus beau, ni d’un meilleur goût. Jamais boutique ne fut mieux assortie.

Lorsque la Belle eut choisi les parures qu’elle crut les plus convenables, non à la situation présente de sa famille, mais proportionnée aux richesses & à la libéralité de la Bête qui lui faisoit ces dons, elle ouvrit une armoire dont la porte étoit de cristal de roche montée en or. À l’aspect d’un si magnifique dehors, quoiqu’elle dût s’attendre à trouver un trésor rare & précieux, elle vit un amas de pierreries de toute espece dont à peine ses yeux purent supporter l’éclat. La Belle par un esprit de soumission en prit sans ménagement une quantité prodigieuse, qu’elle assortit des mieux à chacun des lots qu’elle avoit faits.

A l’ouverture de la dernière armoire, qui n’étoit autre chose qu’un Cabinet rempli de pieces d’or, elle changea de dessein. Je pense, dit-elle à son pere, qu’il seroit plus à propos de vuider ces malles, & de les remplir d’especes, vous en donnerez à vos enfans ce qu’il vous plaira. Par ce moyen vous ne serez pas obligé d’avoir personne dans votre secret, & vos richesses seront à vous sans danger. L’avantage que vous tireriez des pierreries, quoique le prix en soit beaucoup plus considérable, ne pourroit jamais vous être si commode. Pour en jouir vous seriez forcé de les vendre, & de les confier à des personnes, qui ne jetteroient sur vous que des yeux d’envie. Votre confiance même vous deviendroit peut-être fatale ; & des pieces d’or monnoyé vous mettront, continua-t-elle, à l’abri de tout fâcheux événement, en vous donnant la facilité d’acquérir des terres, des maisons, & d’acheter des meubles précieux, des bijoux, & des pierreries.

Le pere approuva sa pensée. Mais voulant porter à ses filles des parures et des ajustemens, pour faire place à l’or qu’il vouloit prendre, il ôta des malles ce qu’il avoit choisi pour son usage. La grande quantité d’especes qu’il y mit ne les remplissoit point. Elles étoient composées de plis, qui se relâchoient à mesure. Il trouva de la place pour les bijoux qu’il avoit ôtés, & ces malles enfin contenoient plus qu’il ne vouloit.

Tant d’espèces, disoit-il à sa fille, me mettront en état de vendre mes pierreries à ma commodité. Suivant ton conseil, je cacherai mes richesses à tout le monde, et même à mes enfans. S’ils me savoient aussi riche que je le vais être, ils me tourmenteroient pour abandonner la vie champêtre, qui cependant est la seule où j’ai trouvé de la douceur, et où je n’ai pas éprouvé la perfidie des faux amis dont le monde est rempli. Mais les malles étoient d’une si grande pesanteur qu’un Elephant eût succombé sous le poids, & l’espoir dont il venoit de se repaître lui parut comme un songe & rien de plus. La Bête s’est moquée de nous, dit-il, elle a feint de me donner des biens qu’elle me mets dans l’impossibilité d’emporter.

Suspendez votre jugement, répondit la Belle, vous n’avez point provoqué sa libéralité par aucune demande indiscrete, ni par aucuns regards avides & intéressés. La raillerie seroit fade. Je pense, puisque le Monstre vous a prévenu, qu’il trouvera bien le moyen de vous en faire jouir. Nous n’avons qu’à fermer les malles, & les laisser ici. Apparemment qu’il sait par quelle voiture vous les envoyer.

On ne pouvoit penser plus prudemment. Le bon-homme se conformant à cet avis r’entra dans le sallon avec sa fille. Assis l’un & l’autre sur un Sopha ils virent dans un instant le déjeuné servi. Le pere mangea de meilleur appétit qu’il n’avoit fait le soir précédent. Ce qui venoit de se passer diminuoit son désespoir & faisoit renaître sa confiance. Il seroit parti sans chagrin, si la Bête n’eût point eu la cruauté de lui faire entendre qu’il ne songeât plus à revoir son Palais, & qu’il falloit qu’il dit à sa fille un éternel adieu. On ne connoît de mal sans remède que celui de la mort. Le bon-homme ne fut point absolument frappé de cet arrêt. Il se flattoit qu’il ne feroit pas irrévocable, & cette espérance le fit partir assez content de son hôte.

La Belle n’étoit pas si satisfaite. Peu persuadée qu’un heureux avenir lui fût préparé, elle appréhendoit que les riches présens dont le Monstre combloit sa famille ne sussent le prix de sa vie, & qu’il ne la dévorât aussitôt qu’il feroit seul avec elle : du moins elle craignoit qu’une éternelle prison ne lui fût dessinée, & qu’elle n’eût pour unique compagnie qu’une épouvantable Bête.

Cette réflexion la plongea dans une profonde rêverie ; mais un second coup de cloche les avertit qu’il étoit tems de se séparer. Ils descendirent dans la cour, où le pere trouva deux chevaux, l’un chargé de deux malles, & l’autre uniquement destiné pour lui. Ce dernier, couvert d’un bon manteau, & la selle garnie, de deux Bourses remplies de rafraîchissemens, étoit le même qu’il avoit déjà monté. De si grandes attentions, de la part de la Bête, alloient encore fournir matière à la conversation ; mais les chevaux hanissant & grattant du pied, firent connoître qu’il étoit tems de se séparer.

Le Marchand, de peur d’irriter la Bête par son retardement, fit à sa fille un éternel adieu. Les deux chevaux partirent plus vîte que le vent, & cette Belle dans un instant les perdit de vue. Elle remonta toute en pleurs dans la chambre qui devoit être la sienne, où pendant quelques momens elle fit les plus tristes réflexions.

Cependant le sommeil l’accablant, elle voulut chercher un repos que depuis plus d’un mois elle avoit perdu. N’ayant rien de mieux à faire, elle alloit se coucher, lorsqu’elle apperçut sur sa table de nuit une prise de chocolat préparée. Elle la prit toute endormie, & ses yeux s’étant presque aussi tôt fermés, elle tomba dans un sommeil tranquille, que depuis le moment qu’elle avoit reçu la Rose fatale elle avoit entièrement inconnu.

Pendant son sommeil, elle rêva qu’elle étoit au bord d’un canal à perte de vue, dont les deux côtés étoient ornés de deux rangs d’Orangers, & des Mirthes fleuris d’une hauteur prodigieuse, où toute occupée de sa triste situation, elle déploroit l’infortune qui la condamnoit à passer ses jours en ce lieu, sans espoir d’en sortir.

Un jeune homme beau, comme on dépeint l’Amour, d’une voix qui lui portoit au cœur lui dit : Ne crois pas, la Belle, être si malheureuse que tu le parois. C’est dans ces lieux que tu dois recevoir la récompense qu’on t’a refusée injustement par tout ailleurs. Fais agir ta pénétration pour me démêler des apparences, qui me deguisent. Juge, en me voyant, si ma compagnie est méprisable, & ne doit pas être préférée à celle d’une famille indigne de toi. Souhaite ; tous tes désirs feront remplis. Je t’aime tendrement ; seule, tu peux faire mon bonheur en faisant le tien. Ne te démens jamais. Etant par les qualités de ton ame autant au dessus des autres femmes, que tu leur es supérieure en beauté, nous serons parfaitement heureux.

Ensuite ce Phantôme si charmant lui parut à ses genoux joindre aux plus flatteuses promesses les disours les plus tendres. Il la pressoit dans les termes les plus vifs de consentir à son bonheur, & l’assuroit qu’elle en étoit entiérement la maîtresse.

Que puis-je faire ? lui dit-elle avec empressement. Suis les seuls mouvemens de la reconnoissance, répondit-il, ne consulte point tes yeux, & sur-tout ne m’abandonne pas, & me tire de l’affreuse peine que j’endure.

Après ce premier rêve elle crut être dans un cabinet magnifique avec une Dame dont l’air majestueux & la beauté surprenante filent naître en son cœur un respect profond. Cette Dame d’un façon caressante lui dit, charmante Belle ne regrette point ce que tu viens de quitter. Un fort plus illustre t’attend ; mais si tu veux le mériter, garde-toi de te laisser séduire par les apparences. Son sommeil dura plus de cinq heures, pendant lesquelles elle vit le jeune homme en cent endroits différens, & de cent différentes façons.

Tantôt il lui donnoit une fête galante, tantôt il lui faisoit les protestations les plus tendres. Que son sommeil fut agréable ! Elle eût désiré le prolonger, mais ses yeux ouverts à la lumiere, ne purent se refermer, & la Belle crut n’avoir eu que le plaisir d’un songe.

Une pendule qui sonna douze heures en répétant douze fois son nom en musique, l’obligea de se lever. Elle vit d’abord une toilette garnie de tout ce qui peut être nécessaire aux Dames. Après s’être parée avec une sorte de plaisir, dont elle ne devinoit pas la cause, elle passa dans le sallon où son dîné venoit d’être servi.

Quand on mange seul, un repas est bien-tôt pris. De retour dans sa chambre elle le jetta sur un sopha ; le jeune homme auquel elle avoit rêvé vint se présenter à sa pensée. Je puis faire ton bonheur, m’a-t-il dit. Apparemment que l’horrible Bête, qui paroît commander ici, le retient en prison. Comment l’en tirer ? On m’a répété de ne pas m’en rapporter aux apparences. Je n’y comprend rien ; mais que je suis folle ! Je m’amuse à chercher des raisons pour expliquer une illusion, que le sommeil a formée & que le réveil a détruite. Je n’y dois point faire attention. Il ne faut m’occuper que de mon fort présent, & chercher des amusemens, qui m’empêchent de succomber à l’ennui.

Quelque tems après elle se mit à parcourir les nombreux appartemens du Palais. Elle en fut enchantée, n’ayant jamais rien vû de si beau. Le premier dans lequel elle entra, fut un grand cabinet de glaces. Elle s’y voyoit de toutes parts. D’abord un brassèlet, pendant à une girandole, vint lui frapper la vue. Elle y trouva le portrait du beau Cavalier, tel qu’elle avoit crut le voir en dormant. Comment eût-elle pû le méconnoître ? Ses traits étoient déjà trop fortement gravés dans son esprit, & peût-être dans son cœur. Avec une joye empresséé elle mit ce brasselet à son bras, sans réfléchir si cette action étoit convenable.

De ce cabinet ayant passé dans une galerie remplie de peintures, elle y retrouva le même portrait de grandeur naturelle, qui sembloit la regarder avec une si tendre attention, qu’elle en rougit, comme si cette peinture eût été ce qu’elle représentoit, ou qu’elle eût eû des témoins de sa pensée.

Continuant sa promenade, elle se trouva dans une salle remplie de différens instrumens. Sachant jouer de presque tous, elle en essaya plusieurs, préférant le Clavecin aux autres, parce qu’il accompagnoit mieux sa voix. De cette salle elle entra dans une autre galerie que celle des peintures. Elle contenoit une Bibliothéque immense. Elle aimoit à s’instruire, & depuis son séjour à la campagne elle avoit été privée de cette douceur. Son pere par le dérangement de ses affaires s’était vu être forcé de vendre ses livres. Son grand goût pour la lecture pouvoit aisément se satisfaire dans ce lieu, & ta garantie de l’ennui de la solitude. Le jour se passa sans qu’elle pût tout voir. Aux approches de la nuit tous les appartemens furent éclairés de bougies parfumées, mises dans des lustres ou transparens ou de différentes couleurs, & non de cristal, mais de diamans & de rubis.

A l’heure ordinaire la Belle trouva son soupé servi avec la même délicatesse & avec la même propreté. Nulle figure humaine ne se présenta devant elle ; son pere l’avoit prévenue qu’elle seroit seule. Cette solitude commençoit à ne lui plus faire de peine, quand la Bête se fit entendre à ses oreilles. Ne s’étant point encore trouvée seule avec elle, ignorant comment cette entrevue alloit se passer, craignant même qu’elle ne vînt la dévorer, pouvoit-elle ne pas trembler ? Mais l’arrivée de la Bête qui dans son abord ne montra rien de furieux, ses frayeurs se dissiperent. Ce monstrueux colosse lui dit grossiérement, bon soir, la Belle ; elle lui rendit son salut dans les mêmes termes, avec un air doux, mais un peu tremblant.

Entre les différentes questions que ce Monstre lui fit, il lui demanda comment elle s’étoit amusée. La Belle lui répondit : j’ai passé la journée à visiter votre Palais, mais il est si vaste, que je n’ai pas eû le tems de voir tous les appartemens, & les beautés qu’ils contiennent. La Bête lui demanda : croyez-vous pouvoir vous accoutumer ici ? Cette fille poliment lui répondit que sans peine elle vivrait dans un si beau séjour. Après une heure de conversation sur le même sujet, la Belle au travers de sa voix épouvantable distinguoit aisément que c’étoit un ton forcé par les organes, & que la Bête panchoit plus vers la stupidité que vers la fureur. Elle lui demanda sans détour si elle vouloit la laisser coucher avec elle. A cette demande imprévue ses craintes se renouvellerent, & poussant un cri terrible, elle ne put s’empêcher de dire : Ah Ciel ! je suis perdue.

Nullement, reprit tranquillement la Bête. Mais sans vous effrayer répondez comme il faut. Dites précisément oui ou non. La Belle lui répondit, en tremblant : non, la Bête. Eh bien puisque vous ne voulez pas, repartit le Monstre docile, je m’en vais. Bon soir, la Belle. Bon soir, la Bête, dit avec une grande satisfaction cette fille effrayée. Extrêmement contente de n’avoir pas de violence à craindre, elle le coucha tranquillement, & s’endormit. Aussi-tôt son cher Inconnu revint à son esprit. Il parut lui dire tendrement : que j’ai de joye de vous revoir, ma chere Belle, mais que votre rigueur me cause de maux ! Je connois qu’il faut m’attendre d’être long-tems malheureux. Ses idées changerent d’objet, il lui sembloit que ce jeune homme lui présentoit une Couronne, le sommeil la lui faisoit voir de cent façons différentes. Quelquefois il lui paroissoit être à ses pieds tantôt s’abandonnant à la joye la plus excessive, tantôt répandant un torrent de larmes, dont elle étoit touchée jusqu’au fond de l’ame. Ce mélange de joye & de tristesse dura toute la nuit. A son réveil ayant l’imagination frappée de ce cher objet, elle chercha son portrait pour le confronter encore, & pour voir si elle ne s’étoit point trompée. Elle courut à la galerie des peintures, où elle le reconnut encore mieux. Qu’elle fut de tems à l’admirer ! mais ayant honte de sa foiblesse, elle se contenta de regarder celui qu’elle avoit au bras.

Cependant pour mettre fin à ses tendres réflexions, elle descendit dans les jardins, le beau tems l’invitoit à la promenade, ses yeux furent enchantés, ils n’avoient jamais rien vû de si beau dans la nature. Les bosquets étoient ornés de Statues admirables & de jets d’eau sans nombre, qui rafraîchissoient l’air, & dont l’extrême hauteur les faisoit presque perdre de vue

Ce qui la surprit le plus, c’est qu’elle y reconnut les lieux, où dans son sommeil elle avoit rêvé voir l’Inconnu. Sur-tout à la vue du grand canal bordé d’Orangers & de Mirthes, elle ne fut que penser de ce songe qui ne lui paroissoit plus une fiction. Elle crut en trouver l’explication en s’imaginant que la Bête retenoit quelqu’un dans son Palais. Elle résolut de s’en éclaicir dès le soir même, & de le demander au Monstre dont elle s’attendoit d’avoir une visite à l’heure ordinaire. Autant que ses forces le lui permirent, elle se promena le reste du jour, sans pouvoir encore tout considérer.

Les appartemens qu’elle n’avoit pû voir la veille, ne méritoient pas moins les regards que les autres. Outre les instrumens & les curiosités, dont elle étoit environnée, elle trouva dans un autre cabinet de quoi s’occuper. Il étoit garni de bources, de navettes pour faire des nœuds, de ciseaux à découper, d’atteliers montés pour toute sorte d’ouvrages, tout enfin s’y trouvoit. Une porte de ce charmant cabinet lui fit voir une superbe galerie, d’où l’on découvroit le plus beau pays du monde.

Dans cette galerie on avoit eu soin de placer une volière remplie d’oiseaux rares, qui tous à l’arrivée de la Belle formerent un concert admirable. Ils vinrent aussi se placer sur ses épaules, & c’étoit entre ces tendres Animaux à qui l’approcheroit de plus près. Aimables prisonniers, leur dit-elle, je vous trouve charmans, & je suis mortifiée que vous soyez si loin de mon appartement, j’aurois souvent le plaisir de vous entendre.

Quelle fut sa surprise, quand en disant ces mots elle ouvrit une porte, & qu’elle se trouva dans sa chambre, qu’elle croyoit éloignée de cette belle galerie, dans laquelle elle n’étoit arrivée qu’en tournant, & par une enfilade d’appartemens qui composoient ce Pavillon. Le chassis qui l’avoit empêchée de s’appercevoir du voisinage des Oiseaux, s’ouvroit, & étoit très-commode pour en empêcher le bruit, quand on n’avoit pas envie de les entendre.

La Belle continuant sa route, apperçut une autre troupe emplumée ; c’étoit des Perroquets de toutes les especes & de toutes les couleurs. Tous en sa présence se mirent à caqueter. L’un lui disoit bon jour : l’autre lui demandoit à déjeuner, un troisieme plus galant la prioit de le baiser. Plusieurs chantoient des Airs d’Opera, d’autres déclamoient des Vers composés par les meilleurs Auteurs, & tous s’offroient à l’amuser. Ils étoient aussi doux, aussi caressans, que les habitans de la voliere. Leur présence lui fit un vrai plaisir. Elle fut fort aise de trouver à qui parler. Car le silence pour elle n’étoit pas un bonheur. Elle en interrogea plusieurs, qui lui répondirent en bêtes fort spirituelles. Elle en choisit un qui lui plut davantage. Les autres jaloux de cette préférence, se plaignirent douloureusement. Elle les appaisa par quelques caresses, & par la permission. qu’elle leur donna de venir la voir quand ils voudroient.

Peu loin de cet endroit elle vit une nombreuse troupe de Singes de toutes les tailles, des gros, des petits, des sapajoux, des Singes à faces humaines, d’autres à barbe bleue, verte, noire, ou aurore.

Ils vinrent au-devant d’elle à l’entrée de leur appartement, où le hasard l’avoit conduite. Ils lui firent des révérences accompagnées de cabrioles sans nombre, & lui témoignerent par leurs gestes, combien ils étoient sensibles à l’honneur qu’elle leur faisoit. Pour en célébrer la fête, ils danserent sur la corde. Ils voltigèrent avec une adresse & une légereté sans exemple. La Belle étoit fort satisfaite des Singes, mais elle n’étoit pas contente de ne rien trouver, qui lui donnât des nouvelles du bel Inconnu. Perdant l’espoir d’en avoir, regardant son rêve comme une chimère, elle faisoit ce qu’elle pouvoit pour l’oublier, & ses efforts étoient vains. Elle flatta les Singes, & dit en les caressant qu’elle souhaiteroit en avoir quelques-uns, qui la voulussent suivre pour lui tenir compagnie.

A l’instant deux grandes Guenons vêtues en habit de Cour, qui sembloient n’attendre que ses ordres, se vinrent gravement placer à ses côtés. Deux petits Singes éveillés prirent sa robbe, & lui servirent de Pages. Un Magot plaisant, mis en Seignor Escudero, lui présenta sa patte proprement gantée. Accompagnée de ce singulier cortège, la Belle alla prendre son repas : tant qu’il dura, les Oiseaux siflerent comme des instrumens & accompagnerent avec justesse la voix des Perroquets, qui chanterent les airs les plus beaux, & les plus à la mode.

Pendant ce concert, les Singes qui s’étoient donné le droit de servir la Belle, ayant dans un instant réglé leurs rangs & leurs charges, en commencerent les fonctions, & la servirent en cérémonie, avec l’adresse & le respect dont les Reines font servies par leurs Officiers.

Au sortir de table, une autre troupe voulut la régaler d’un spectacle nouveau. C’étoient des especes de Comédiens qui jouerent une Tragedie de la façon la plus rare. Ces Seignor Singes, & Seignora Guenons en habits de Théâtre couverts de broderie, de perles & de diamans, faisoient des gestes convenables aux paroles de leurs rôles, que les Perroquets prononçoient fort distinctement & fort à propos, en sorte qu’il failloit être sûr que ces Oiseaux fussent cachés sous la perruque des uns, & sous la mante des autres, pour s’appercevoir que ces Comédiens de nouvelle fabrique ne parloient pas de leur crû. La pièce sembloit être faite exprès pour les acteurs, & la Belle en fut enchantée. A la fin de cette Tragedie, un d’entre eux vint faire à la Belle un très-beau compliment, & la remercia de l’indulgence avec laquelle elle les avoit entendus. Il ne resta de Singes, que ceux de sa maison, & destinés à l’amuser.

Après son soupé, la Bête vint comme à l’ordinaire, lui faire visite, & après les mêmes questions, & les mêmes réponses, la conversation finit par un bon soir, la Belle. Les Guenons, Dames d’atours, deshabillerent leur maîtresse, la mirent au lit, & eurent l’attention d’ouvrir la fenêtre de la voliere, pour que les Oiseaux par un chant moins éclatant que celui du jour, provoquassent le sommeil, & assoupissant les sens, lui donnaient le plaisir de revoir son aimable Amant.

Plusieurs jours se passerent sans qu’elle s’ennuyât. Chaques momens étoient marqués par de nouveaux plaisirs. Les Singes en trois ou quatre leçons eurent l’industrie de dresser chacun un Perroquet, qui, lui servant d’interprête, répondoit à la Belle, avec autant de promptitude & de justesse, que les Singes en avoient à leurs gestes. Enfin la Belle ne trouvoit de fâcheux, que d’être obligée de soutenir tous les soirs la présence de la Bête, dont les visites étoient courtes. Et c’étoit sans doute par son moyen qu’elle avoit tous les plaisirs imaginables.

La douceur de ce Monstre inspiroit quelquefois à la Belle, le dessein de lui demander quelque éclaircissement au sujet de celui qu’elle voyoit en songe. Mais suffisamment informée qu’il étoit amoureux d’elle, & craignant par cette demande de lui causer de la jalousie, elle se tut par prudence, & n’osa satisfaire sa curiosité.

A plusieurs reprises elle avoit visité tous les appartemens de ce Palais enchanté ; mais on revoit volontiers des choses rares, curieuses & riches. La Belle porta ses pas dans un grand sallon, qu’elle n’avoit vû qu’une fois. Cette piéce étoit percée de quatre fenêtres de chaque côté : deux étoient seulement ouvertes, & n’y donnoient qu’un jour sombre. La Belle voulut lui donner plus de clarté. Mais au lieu du jour qu’elle croyoit y faire entrer, elle ne trouva qu’une ouverture, qui donnoit fur un endroit fermé. Ce lieu, quoique spacieux lui parut obscur, & ses yeux ne purent appercevoir qu’une lueur éloignée, qui ne sembloit venir à elle qu’au travers d’un crêpe extrêmement épais. En rêvant à quoi ce lieu pouvoit être destiné, une vive clarté vînt tout d’un coup l’éblouir. On leva la toile, & la Belle découvrit un Théatre des mieux illuminé. Sur les gradins, & dans les loges elle vit tout ce que l’on peut voir de mieux fait & de plus beau dans l’un & l’autre sexe.

A l’instant une douce symphonie, qui commença de se faire entendre, ne cessa que pour donner à d’autres Acteurs, que des Comédiens Singes & Perroquets, la liberté de répresenter une très-belle Tragedie, suivie d’une petite Piéce, qui dans son genre égaloit la premiere. La Belle aimoit les spectacles. C’étoit le seul plaisir qu’en quittant la ville elle eût regretté. Curieuse de voir de quelle étoffe étoit le tapis de la loge voisine de la sienne, elle en fut empêchée par une glace qui les séparoit, ce qui lui fit connoître que ce qu’elle avoir cru réel, n’étoit qu’un artifice, qui parle moyen de ce cristal réfléchissoit les objets, & les lui renvoyoit de dessus le Théâtre de la plus belle ville du monde. C’est le chef-d’œuvre de l’Optique de faire réverbérer de si loin.

Après la Comédie elle demeura quelque tems dans sa loge pour voir sortir le beau-monde. L’obscurité qui se répandit dans ce lieu, l’obligea de porter ailleurs les réflexions. Contente de cette découverte, dont elle se promettoit de faire un usage fréquent, elle descendit dans les jardins. Les prodiges commençoient à lui devenir familiers, elle sentoit avec plaisir qu’il ne s’en faisoit qu’à son avantage & pour lui procurer de l’agrément.

Après souper la Bête à son ordinaire vint lui demander, ce qu’elle avoit fait dans la journée. La Belle lui rendit un compte exact de tous ses amusemens, en lui disant qu’elle avoit été à la Comédie. Est-ce que vous l’aimez ? lui dit le lourd Animal. Souhaitez tout ce qu’il vous plaira, vous l’aurez : vous êtes bien jolie. La Belle sourit intérieurement de cette façon grossiere de lui faire des honnêtetés ; mais ce qui ne la fit point rire, ce fut la question ordinaire, & le vous voulez que je couche avec vous, fit cesser la bonne humeur. Elle fut quitte pour répondre non : cependant sa docilité dans cette derniere entrevue ne la rassura point. La Belle en fut allarmée. Qu’est-ce que tout ceci deviendra ? disoit-elle en elle-même. La demande qu’il me fait à chaque fois, si Je veux coucher avec lui, me prouve qu’il persiste toujours en son amour ; ses bienfaits me le confirment. Mais quoiqu’il ne s’obstine pas dans ses demandes, & qu’il ne temoigne aucun ressentiment de mes refus, qui me répondra qu’il ne s’impatientera pas, & que ma mort n’en fera point le prix ?

Ces réflexions la rendirent si rêveuse, qu’il étoit presque jour quand elle se mit au lit. Son Inconnu, qui n’attendoit que ce moment pour paroître, lui fit de tendres reproches de son retardement. Il la trouva triste, rêveuse, & lui demanda ce qui pouvoit lui déplaire en ce lieu. Elle lui répondit que rien ne lui déplaisoit que le Monstre. Elle le voyoit tous les soirs : elle s’y seroit accoutumée, mais il étoit amoureux d’elle, & cet amour lui faisoit appréhender quelque violence. Par le sot compliment qu’il me fait, je juge qu’il voudra que je l’épouse ; me conseilleriez-vous, dit la Belle à son Inconnu, de le satisfaire ? Hélas ! quand il feroit aussi charmant qu’il est affreux, vous avez rendu l’entrée de mon cœur inaccessible pour lui comme pour tout autre, & je ne rougis point d’avouer que je ne puis aimer que vous. Un aveu si charmant ne fit que le flatter : Il n’y répondit qu’en disant, aime qui t’aime, ne te laisse point surprendre aux apparences, & tire-moi de prison. Ce discours répété continuellement sans aucune autre explication mit la Belle dans une peine infinie. Comment voulez-vous que je fasse ? lui dit-elle, je voudrais à quelque prix que ce fût vous rendre la liberté ; mais cette bonne volonté m’est inutile, tant que vous ne me fournirez pas les moyens de la mettre en pratique.

L’Inconnu lui répondit, mais ce fut d’une façon si confuse, qu’elle n’y comprenoit rien. Il lui passoit mille extravagances devant les yeux. Elle voyoit le Monstre sur un Trône tout brillant de pierreries, qui l’appelloit, & l’invitoit de se mettre à ses côtés. Un moment après l’Inconnu l’en faisoit précipitamment descendre, & se mettoit en sa place. La Bête reprenant l’avantage, l’Inconnu disparoissoit à son tour. On lui parloit au travers d’un voile noir, qui lui changeoit la voix & la rendoit effroyable.

Tout le tems de son sommeil se passa de la sorte ; & malgré l’agitation qu’il lui causoit, elle trouva cependant qu’il finissoit trop tôt pour elle, puisque son reveil la privoit de l’objet de sa tendresse. Au sortir de sa toilette, différens Ouvrages, les Livres, les Animaux l’occuperent jusques à l’heure de la Comédie. Il étoit tems qu’elle s’y rendît. Mais elle n’étoit plus au même Théâtre, c’étoit celui de l’Opéra, qui commença dès qu’elle fut placée. Le spectacle étoit magnifique, & les spectateurs ne l’étoient pas moins. Les glaces lui représentoient distinctement jusqu’au plus petit habillement du Parterre. Ravie de voir des figures humaines, dont plusieurs étoient de sa connoissance, ç’eût été pour elle un grand plaisir de leur parler & de s’en faire entendre.

Plus satisfaite de cette journée que de la précédente, le reste fut semblable à ce qui s’étoit passé depuis qu’elle étoit dans ce Palais. La Bête vint le soir ; après sa visite elle se retira comme à l’ordinaire. La nuit fut pareille aux autres, je veux dire, remplie de songes agréables. A son reveil elle trouva le même nombre de domestiques pour la servir. Après son diné ses occupations furent différentes.

Le jour précédent en ouvrant une autre fenêtre, elle s’étoit trouvée à l’Opéra ; pour diversifier ses amusemens, elle en ouvrit une troisiéme qui lui procura les plaisirs de la Foire saint Germain, bien plus brillante alors qu’elle ne l’est aujourd’hui. Mais comme ce n’étoit pas l’heure où la bonne compagnie se présentoit, elle eut le tems de tout voir & de tout examiner. Elle y vit les curiosités les plus rares, les productions extraordinaires de la Nature, les Ouvrages de l’Art : les plus petites bagatelles lui tombèrent sous les yeux. Les Marionnettes même ne furent pas, en attendant mieux, un amusement indigne d’elle. L’Opéra-Comique étoit dans sa splendeur, La Belle en fut très-contente.

Au sortir de ce spectacle elle vit toutes les personnes du bon air se promener dans les boutiques des Marchands. Elle y reconnut des joueurs de profession, qui se rendoient en ce lieu, comme à leur attelier. Elle en remarqua qui perdant leur argent par le savoir-faire de ceux contre lesquels ils jouoient, sortoient avec des contenances moins joyeuses que celles qu’ils avoient en y entrant. Les joueurs prudens, qui ne mettent point leur fortune au hazard du jeu, & qui jouent pour faire profiter leur talent, ne purent cacher à la Belle leur tours d’adresse. Elle eût voulu avertir les parties souffrantes du tort qu’on leur faisoit, mais éloignée d’eux de plus de mille lieues, elle ne le pouvoit pas. Elle entendoit & remarquoit tout très-distinctement, sans qu’il lui fût possible de leur faire entendre sa voix, ni même d’en être apperçue. Les reflects qui portoient jusqu’à elle ce qu’elle voyoit, & ce qu’elle entendoit, n’étoient pas assez parfaits pour rétrograder de même. Elle étoit placée au-dessus de l’air & du vent, tout arrivoit jusqu’à elle en pensant. Elle y fit réflexion ; c’est ce qui l’empêcha de faire des tentatives inutiles.

Il étoit plus de minuit avant qu’elle eût pensé qu’il étoit tems de se retirer. Le besoin de manger eût pu l’instruire de l’heure ; mais elle avoit trouvé dans sa loge des Liqueurs & des Corbeilles remplies de tout ce qu’il falloit pour une colation. Son souper fut leger & court. Elle se pressa de se coucher. La Bête s’apperçut de son impatience, & vint simplement lui souhaiter le bon soir, pour lui laisser le tems de dormir, & à l’Inconnu la liberté de reparoître. Les jours suivans furent semblables. Elle avoit en ses fenêtres des sources intarissables de nouveaux amusemens. Les trois autres lui donnoient, l’une le plaisir de la Comédie Italienne, l’autre celui de la vue des Tuilleries, où se rendent tout ce que l’Europe a de personnes plus distinguées & des mieux faites dans les deux sexes. La derniere fenêtre n’étoit pas la moins agréable : elle lui fournissoit un moyen sûr pour apprendre tout ce qui se faisoit dans le monde. La Scène étoit amusante, & diversifiée de toutes sortes de façons. C’étoit quelquefois une fameuse Ambassade qu’elle voyoit, un mariage illustre, oui quelques révolutions intéressantes. Elle étoit à cette fenêtre dans le tems de la derniere révolte des Janissaires. Elle en fut témoin jusques à la fin.

A quelque heure qu’elle y fut, elle étoit certaine d’y trouver une occupation agréable. L’ennui, qu’elle avoit ressenti les premiers jours en attendant la Bête, étoit entièrement dissipé. Ses yeux s’étoient accoutumés à la voir laide. Elle étoit faite à ses sottes questions, & si la conversation eût été plus longue, peut-être l’auroit-elle vue avec plus de plaisir. Mais quatre ou cinq phrases toujours les mêmes, dites grossiérement, qui ne fournissoient que des Oui & des Non, n’étoient pas de son goût.

Comme tout sembloit s’empresser à prévenir les désirs de la Belle, elle prenoit plus de soin de s’ajuster, quoiqu’elle fût certaine que personne ne la dût voir. Mais elle se devoit cette complaisance à elle-même, & c’étoit pour elle un plaisir de se revêtir des divers ajustemens de toutes les nations de la terre, d’autant plus aisément que sa garderobe lui fournissoit tout ce qu’elle pouvoit desirer , & lui préfentoit tous les jours quelque chose de nouveau. Sous ses diverses parures son miroir l’avertissoit qu’elle étoit au goût de toutes les nations, & ses Animaux, chacun selon leurs talens le lui répétoient sans cesse, les Singes par leurs gestes , les Perroquets par leurs discours, & les Oiseaux par leur chant.

Une vie si délicieuse devoit combler ses vœux. Mais on se lasse de tout, le plus grand bonheur devient fade, quand il est continuel, qu’il roule toujours sur la même chose, & qu’on se trouve exempt de crainte & d’espérance. La Belle en fit l’épreuve. Le souvenir de la famille vint la troubler au milieu de sa prospérité. Son bonheur ne pouvoit être parfait, tant qu’elle n’auroit pas la douceur d’en instruire ses parens.

Comme elle étoit devenue plus familière avec la Bête, soit par l’habitude de la voir, soit par la douceur qu’elle trouvoit dans son caractère, elle crut pouvoir lui demander une chose ; elle ne prit cette liberté qu’après avoir obtenu d’elle, qu’elle ne se mettroit point en colere. La question qu’elle lui fit fut, s’ils étoient tous deux seuls dans ce Château. Oui, je vous le proteste, répondit le Monstre avec une sorte de vivacité, & je vous affirme que vous & moi, les Singes, & les autres Bêtes, sont les seuls Etres respirans qui soient en ce lieu.

La Bête n’en dit pas davantage, & sortit plus brusquement qu’à l’ordinaire.

La Belle n’avoit fait cette demande, que pour essayer à s’instruire si son amant n’étoit point dans ce Palais. Elle eût souhaité de le voir & de l’entretenir ; c’étoit un bonheur qu’elle eût acheté du prix de sa liberté, & même de tous les agrémens qui l’environnoient. Ce charmant jeune homme n’existant plus que dans son imagination, elle regardoit ce Palais comme une prison, qui deviendroit son tombeau.

Ces tristes idées vinrent encore l’accabler la nuit. Elle crut être au bord d’un grand canal. Elle s’affligeoit quand son cher Inconnu, tout allarmé de son état triste, lui dit en pressant tendrement ses mains dans les siennes : Qu’avez-vous, ma chere Belle, qui puisse vous déplaire, & qui soit capable d’altérer votre tranquillité ? Au nom de l’amour que j’ai pour vous, daignez vous expliquer. Rien ne vous sera refusé. Vous êtes ici l’unique Souveraine, tout est soumis à vos ordres. D’où vient l’ennui qui vous accable ? Seroit-ce la vue de la Bête qui vous chagrine ? il faut vous en délivrer. A ces mots la Belle crut voir l’Inconnu tirer un poignard, & se mettre en état d’égorger le Monstre qui ne faisoit aucun effort pour se défendre, qui même s’offrit à ses coups avec une soumission & une docilité qui fit appréhender à la Belle dormeuse que l’Inconnu n’exécutât son dessein avant qu’elle y pût mettre obstacle, quoiqu’elle se fût levée pour courir à son secours aussi-tôt qu’elle avoit connu son intention. Pour avancer les effets de sa protection, elle s’écrioit de toute la force : arrête, barbare, n’offense pas mon Bienfaicteur, ou me donne la mort. Le jeune homme qui s’obstinoit à frapper la Bête malgré les cris de la Belle, lui dit en courroux : vous ne m’aimez donc plus, puisque vous prenez le parti de ce Monstre, qui s’oppose à mon bonheur.

Vous êtes un ingrat, reprit-elle en le retenant toujours, je vous aime plus que la vie, & je la perdrois plutôt que de cesser de vous aimer. Vous me tenez lieu de tout, & je ne vous fais pas l’injustice de vous mettre en parallèle avec aucun de tous les biens du monde. Sans peine j’y renoncerois pour vous suivre dans les déserts les plus sauvages. Mais ces tendres sentimens ne peuvent rien sur ma reconnoissance. Je dois tout à la Bête : elle prévient mes désirs : c’est elle qui m’a procuré le bien de vous connaître, & je me soumets à la mort plutôt que d’endurer que vous lui fassiez le moindre outrage.

Après de pareils combats, les objets disparurent, & la Belle crut voir la Dame qu’elle avoit déjà vûe quelques nuits avant, & qui lui disoit : courage, la Belle ; sois le modèle des femmes généreuses : fais-toi connoître aussi sage que charmante ; ne balance point à sacrifier ton inclination à ton devoir. Tu prens le vrai chemin du bonheur. Tu feras heureuse, pourvû que tu ne t’en rapportes pas à des apparences trompeuses.

Quand la Belle fut éveillée, elle fit attention à ce songe, qui commençoit à lui paroître mystérieux, mais il étoit encore une énigme pour elle. Le désir de revoir son Pere l’emportoit pendant le jour sur les inquiétudes que lui causoient en dormant le Monstre & l’Inconnu. Ainsi ni tranquille la nuit, ni contente le jour, quoiqu’au milieu de la plus grande opulence, elle n’avoit pour calmer les ennuis que le plaisir des spectacles. Elle fût à la Comédie Italienne, d’où, dès la première Scène elle sortit pour aller à l’Opéra, mais elle en sortit encore avec la même promptitude. Son ennui la suivoit partout ; souvent elle ouvroit les six fenêtres plus de six fois chacune sans y trouver un moment de tranquillité. Les nuits qu’elle passoit étoient semblables aux jours ; sans cesse dans l’agitation la tristesse prenoit violemment & sur les attraits, & sur sa santé.

Elle avoit un grand soin de cacher à la Bête la douleur dont elle étoit accablée, & le Monstre qui l’avoit plusieurs fois surprise les yeux en pleurs, sur ce qu’elle lui disoit qu’elle n’avoit qu’un léger mal de tête, ne poussoit pas plus loin la curiosité. Mais un soir ses sanglots l’ayant trahie, & ne pouvant plus dissimuler, elle dit à la Bête, qui vouloit savoir le sujet de son chagrin, qu’elle avoit envie de revoir ses parens.

A cette proposition la Bête tomba sans avoir la force de se soutenir, & poussant un soupir, ou plutôt faisant un hurlement capable de faire mourir de peur, elle, répondit : Quoi ! la Belle vous voulez abandonner une malheureuse Bête ! Devois-je croire que vous auriez si peu de reconnoissance ? Que vous manque t-il pour être heureuse ? Les attentions que j’ai pour vous ne devraient-elles pas me garantir de votre haine ? Injuste que vous êtes, vous me préférez la maison de votre Pere, & la jalousie de vos sœurs ; vous aimez mieux aller garder les troupeaux, que de jouir ici des douceurs de la vie. Ce n’est point par tendresse pour vos parens c’est, par antipathie contre moi, si vous voulez vous éloigner.

Non, la Bête, lui répondit la Belle d’un air timide & flatteur : je ne vous hais point, & je serois fâchée de perdre l’espérance de vous revoir ; mais je ne puis vaincre le désir que j’ai d’embrasser ma famille. Permettez-moi de m’absenter pendant deux mois, & je vous promets de revenir avec joye passer le reste de ma vie auprès de vous, & de ne vous jamais demander d’autre permission.

Pendant ce discours, la Bête couchée par terre & la tête étendue ne faisoit connoître qu’elle respiroit encore que par ses douloureux soupirs : elle répondit en ces termes à la Belle : Je ne puis rien vous refuser ; mais il m’en coûtera peut-être la vie : n’importe. Dans le cabinet le plus proche de votre chambre, vous trouverez quatre caisses : emplissez-les de tout ce qu’il vous plaira, soit pour vous, soit pour vos parens. Si vous me manquez de parole, vous vous en repentirez, & vous serez fâchée de la mort de votre pauvre Bête quand il n’en sera plus tems. Revenez au bout de deux mois, vous me trouverez en vie. Pour votre retour vous n’aurez point besoin d’équipage : prenez seulement congé de votre famille le soir, avant de vous retirer, & quand vous serez dans le lit, tournez votre bague la pierre en dedans, & dites d’un ton ferme, Je veux retourner en mon Palais revoir ma Beste. Bon soir, ne vous inquiétez de rien, dormez tranquillement, vous verrez votre Pere de bonne heure : Adieu, la Belle.

Dès qu’elle se vit seule, elle se dépêcha d’emplir ses caisses de toutes les galanteries & les richesses imaginables. Elles ne se trouvèrent pleines que quand elle fut lasse d’y mettre. Après tous ses préparatifs, elle se mit au lit. L’espérance de revoir incessamment sa famille la tint éveillée tout le tems qu’elle eût dû dormir, & le sommeil ne la gagna qu’à l’heure qu’il eût fallu qu’elle se fût levée. Elle vit en dormant son aimable Inconnu, mais ce n’étoit plus le même ; étendu sur un lit de gazon, il lui parut pénétré de la plus vive douleur.

La Belle touchée de le voir en cet état, se flatta de le tirer de cette profonde mélancolie, en lui demandant le sujet de son chagrin. Mais son Amant en la regardant d’un air plein de langueur lui dit : Pouvez-vous, inhumaine, me faire cette question ? L’ignorez-vous puisque vous partez, & que ce départ est l’arrêt de ma mort.

Ne vous abandonnez pas à la douleur, cher Inconnu, mon absence, lui répondit-elle, sera courte, je ne veux que désabuser ma famille du cruel destin qu’elle pense que j’ai subi, je reviens aussi-tôt dans ce Palais. Je ne vous quitterai plus. Eh ! comment abandonnerois-je un séjour qui me plaît tant ? De plus, j’ai donné ma parole à la Bête de revenir, je n’y puis manquer. Mais pourquoi faut-il que ce voyage nous sépare ? Soyez, mon conducteur. Je remettrai mon voyage à demain, pour en avoir la permission de la Bête. Je suis sûre qu’elle ne me refusera pas. Acceptez ma proposition : nous ne nous quitterons point : nous reviendrons ensemble : ma famille fera ravie de vous voir, & je compte qu’elle aura pour vous tous les égards que vous méritez.

Je ne puis me rendre à vos désirs, répondit l’Amant, à moins que vous ne soyez résolue à ne jamais revenir ici. C’est le seul moyen qui m’en puis faire sortir. Voyez ce que vous voulez faire. La puissance des habitans de ces lieux n’est pas assez grande pour vous forcer à revenir. Il ne peut rien vous arriver sinon de chagriner la Bête.

Vous ne songez pas, reprit la Belle avec vivacité, qu'elle m’a dit qu’elle mourroit si je manquois de parole.... Que vous importe, répliqua l’Amant, fera-ce un malheur si pour votre satisfaction il n’en coûte que la vie d’un Monstre ? Que sert-il au monde ? Quelqu’un perdroit-il à la destruction d’un Etre qui ne paroît sur la terre que pour être en horreur à la nature entiere ?

Ah ! Sachez, s’écria la Belle presqu’en colere, que je donnerais ma vie pour conserver la sienne, & que ce Monstre, qui ne l’est que par la figure, a l’humeur si humaine, qu’il ne doit pas étre puni d’une difformité à laquelle il ne contribue point. Je ne puis payer ses bontés d’une si noire ingratitude.

L’Inconnu l’interrompant lui demanda ce qu’elle feroit si le Monstre essayoit à le tuer, & si l’un des deux devoit faire périr l’autre, auquel elle accorderoit du secours. Je vous aime uniquement, répondit-elle ; mais quoique ma tendresse soit extrême, elle ne sauroit affoiblir ma reconnoissance pour la Bête ; & si je me trouvois en cette funeste occasion, je préviendrois la douleur que les suites de ce combat me pourroient causer, en me donnant la mort. Mais à quoi bon des suppositions si fâcheuses, quoiqu’elles soient chimériques ? Leur idée me glace le sens. Changeons de propos.

Elle en donna l’exemple, en lui disant tout ce qu’une tendre Amante peut dire de plus flatteur à son Amant. Elle n’étoit point retenue par la fiere bienséance, & le sommeil lui laissant la liberté d’agir naturellement, elle lui découvroit des sentimens qu’elle auroit contraints, en faisant un usage parfait de sa raison. Son sommeil fut long, de quand elle fut éveillée, elle craignoit que la Bête ne lui manquât de parole. Elle étoit dans cette incertitude, quand elle entendit un bruit de voix humaine qu’elle reconnoissoit. Ouvrant précipitamment son rideau, elle fut surprise lorsqu’elle se vit dans une chambre qu’elle ne connoissoit pas, & dont les meubles n’étoient pas si superbes que ceux du Palais de la Bête.

Ce prodige la fit presser de se lever & d’ouvrir la porte de la chambre. Elle ne se reconnoissoit nullement dans cet appartement. Ce qui l’étonna davantage, ce fut d’y trouver les quatre caisses qu’elle avoit préparée la veille. Le transport de sa personne & de ses trésors étoient une preuve de la puissance & des bontés de la Bête ; mais dans quel endroit étoit-elle ? Elle l’ignoroit, quand enfin entendant la voix de son Pere, elle fut se jetter à son col. Sa présence étonna ses freres & ses sœurs. Ils la regarderent comme arrivée d’un autre monde. Tous l’embrasserent avec des démonstrations de joie les plus grandes, mais ses sœurs au fond du cœur ne la voyoient qu’avec peine. Leur jalousie n’étoit pas détruite.

Après beaucoup de caresses de part & d’autre, le Bon-homme la voulut voir en particulier pour savoir d’elle les circonstances d’un voyage aussi surprenant, & pour l’instruire de l’état de sa fortune, à laquelle elle avoit si grande part. Il lui dit que le jour qu’il l’avoit laissée au Palais de la Bête, il avoit été rendu chez lui le même soir sans aucune fatigue ; que pendant fa route il s’étoit occupé des moyens de dérober ses malles à la connoissance de ses enfans, souhaitant qu’elles pussent être portées dans un petit cabinet joignant à sa chambre, dont lui seul avoit la clef ; qu’il avoit regardé ce désir comme impossible ; mais qu’en mettant pied à terre, le cheval qui portoit ses malles ayant pris la fuite, il s’étoit tout d’un coup vû déchargé de l’embarras de cacher ses trésors.

Je t’avoue, dit ce Vieillard à sa fille, que ces richesses, dont je me croyois privé, ne me chagrinerent point ; je ne les avois pas assez possédées pour les regretter si fort. Mais cette avanture me parut être un cruel pronostic de ta destinée. Je ne doutois pas que la Bête perfide n’en agît de la même façon avec toi ; je craignais que ses bienfaits à ton égard ne fussent pas plus durables. Cette idée me causa de l’inquiétude ; pour la dissimuler je feignis d’avoir besoin de repos ; ce n’étoit que pour m’abandonner sans contrainte à la douleur. Je pensois ta perte certaine. Mais mon affliction ne dura pas. A la vue de mes malles que je perdues, j’augure bien de ton bonheur, je les trouve placées dans mon petit cabinet précisement où je les souhaitois ; les clefs, que j’avois oubliées sur la table du sallon, où nous avions passé la nuit, se trouvèrent aux serrures. Cette circonstance qui me donnoit une nouvelle marque de la bonté de la Bête, toujours attentive, me combla de joie. Ce fut alors, que ne doutant plus que ton avanture n’eût une suite avantageuse, je me reproche les injustes soupçons que j’avois pris contre la probité de ce généreux Monstre, & que je lui demande cent fois pardon des injures qu’intérieurement ma douleur m’avoit forcé de lui dire.

Sans instruire mes enfans de l’étendue de ma fortune, je me suis contenté de leur donner ce que tu leur envoyois, & de leur faire voir des bijoux pour une somme très-médiocre. J’ai feint depuis de les avoir vendus, & d’en avoir employé l’argent à nous procurer une vie plus commode. J’ai acheté cette maison ; j’ai des esclaves qui nous dispensent des travaux ausquels la nécessité nous assujettissoit. Mes enfans jouissent d’une vie aisée, c’est tout ce que je désirois. L’ostentation & le faste m’ont autrefois attiré des envieux, je m’en attirerois encore, si je faisois la figure d’un riche millionnaire. Plusieurs partis, la Belle, se présentent pour tes sœurs, je les vas incessamment marier, & ton heureuse arrivée m’y porte. Leur ayant donné la part que tu jugeras à propos que je leur fasse des biens que tu m’as procuré, débarrassé du soin de leur établissement, nous vivrons, ma fille, avec tes freres, que tes présens n’ont point été capables de consoler de ta perte, ou, si tu l’aimes mieux, nous vivrons tous deux ensemble.

La Belle touchée des bontés de son pere, & des témoignages qu’il lui rendoit de l’amitié de ses freres, le remercia tendrement de toutes ses offres, & crut devoir ne lui point cacher qu’elle n’étoit pas venue pour rester chez lui. Le Bon-homme chagrin de n’avoir point sa fille pour appui dans sa vieillesse, n’essaya cependant pas de la détourner d’un devoir qu’il reconnoissoit pour être indispensable.

La Belle à son tour lui fit le récit de ce qu’il lui pouvoit être arrivé depuis son absence. Elle l’entretint de la vie heureuse qu’elle menoit. Le Bon-homme ravi du détail charmant des avantures de sa fille, combla la Bête de bénédictions. Sa joie fut bien plus grande, quand la Belle, en ouvrant ses caisses, lui fit voir des richesses immenses, & qu’il eut la liberté de disposer de celles qu’il avoit apportées en faveur de ses enfans, ayant assez de ces dernieres marques de la générosité de la Bête pour vivre agréablement avec ses fils. Trouvant dans ce Monstre une ame trop belle, pour être logée dans un si vilain corps, malgré sa laideur, il crut devoir conseiller à sa fille de l’épouser. Il employa même les raisons les plus fortes pour lui faire prendre ce parti.

Tu ne dois pas, lui dit-il, t’en rapporter aux yeux. On t’exhorte sans cesse à te laisser guider par la reconnoissance. En suivant les mouvemens qu’elle t’inspire, on t’assure que tu seras heureuse. Il est vrai que tu ne reçois ces avertissemens qu’en songe. Mais ces rêves sont trop suivis & trop fréquens pour ne les attribuer qu’au hasard. Ils te promettent des avantages considérables, c’est assez pour vaincre ta répugnance. Ainsi lorsque la Bête te demandera si tu veux qu’elle couche avec toi, je te conseille de ne la pas refuser. Tu m’avoues en être tendrement aimée. Prend les mesures convenables pour que ton union soit éternelle. Il est plus avantageux d’avoir un mari d’un caractère aimable, que d’en avoir un qui n’ait que la bonne mine pour tout mérite. Combien de filles à qui l’on fait épouser des Bêtes riches, mais plus Bêtes que la Bête, qui ne t’est que par la figure, & non par les sentimens & par les actions ?

La Belle convint de toutes ces raisons. Mais se résoudre à prendre pour époux un Monstre horrible par sa figure, & dont l’esprit étoit aussi matériel que le corps, la chose ne lui paroissoit pas possible. Comment, répondit-elle à son pere, me déterminer à choisir un mari avec lequel je ne pourrai m’entretenir, & dont la figure ne fera pas réparée par une conversation amusante ? Nuls objets pour me distraire & me dissiper de ce fâcheux commerce. N’avoir pas la douceur d’en être quelquefois éloignée. Borner tout mon plaisir à cinq ou six questions qui regarderont mon appétit & ma santé : voir finir cet entretien bizarre par un bon soir, la Belle, refrain que mes Perroquets savent par cœur, & qu’ils répètent cent fois le jour. Il n’est pas en mon pouvoir de faire un pareil établissement, et j’aime mieux mourir tout d’un coup, que de mourir tous les jours de peur, de chagrin, de dégoût & d’ennui. Rien ne parle en sa faveur, sinon l’attention que cette Bête à de me faire une courte visite, & de ne se présenter devant moi que toutes les vingt-quatre heures. Est-ce assez pour inspirer de l’amour ?

Le pere convenoit que sa fille avoit raison. Mais voyant dans la Bête tant de complaisance, il ne la croyoit pas si stupide. L’ordre, l’abondance, le bon goût qui régnoient dans son Palais, n’étoient pas, selon lui, l’ouvrage d’un imbécille. Enfin il la trouvoit digne des attentions de sa fille ; & la Belle, se fut sentie du goût pour ce Monstre, mais son Amant nocturne y venoit mettre obstacle. Le paralléle qu’elle faisoit de ces deux Amans ne pouvoit être avantageux à la Bête. Le vieillard n’ignoroit pas lui-même la grande différence qu’on devoit mettre entre l’un & l’autre. Cependant il tâcha par toutes sortes de moyens de vaincre encore sa répugnance. Il la fit souvenir des conseils de la Dame, qui l’avoit avertie de ne se pas laisser prévenir par le coup d’œil, & qui dans ses discours avoit paru lui faire entendre que ce jeune homme ne pouvoit que la rendre malheureuse.

Fin de la premiere Partie.

CONTES
DE
MADAME
DE VILLENEUVE.


SECONDE PARTIE.


Suite de l’Histoire de la Belle,
& de la Bête.



IL est plus facile de raisonner sur l’amour que de le vaincre. La Belle n’eut pas la force de se rendre aux instances réitérées de son pere. Il la quitta sans avoir pû la persuader. La nuit déja beaucoup avancée, l’invitoit à prendre du repos, & cette fille, quoique charmée de le revoir, ne fut pas fâchée qu’il lui laissât la liberté de se coucher. Elle fut ravie de se trouver seule. Ses yeux appesantis lui faisoient espérer qu’elle alloit en dormant bientôt revoir son Amant chéri. Elle étoit dans l’impatience de goûter ce doux plaisir. Un tendre empressement marquoit la joie que son cœur attendri pouvoir ressentir d’un si beau commerce. Mais son imagination frappée, en lui représentant les lieux où d’ordinaire elle avoit des entretiens charmans avec ce cher Inconnu, ne fut point assez puissante pour le lui faire voir comme elle l’avoit désiré.

Plusieurs fois elle se réveilla ; plusieurs fois elle se rendormit ; & les Amours ne voltigerent point autour de son lit ; pour tout dire, au lieu d’une nuit pleine de douceur, & d’innocens plaisirs, qu’elle avoit compté de passer dans les bras du sommeil, cette nuit fut pour elle d’une longueur extrême, & remplie d’inquiétudes. Dans le Palais de la Bête elle n’en avoit point eue de pareille, & le jour qu’elle vit paroître, avec une force de satisfaction & d’impatience, vint à propos la décharger de ses cruels ennuis.

Son pere enrichi des libéralités de la Bête, pour être à portée de procurer des établissemens à ses filles, avoit quitté le séjour de la campagne. Il demeuroit dans une très-grande ville, où sa nouvelle fortune venoit de lui procurer de nouveaux amis, ou plutôt de nouvelles connoissances. Parmi les personnes qu’il voyoit, bientôt le bruit se répandit que la plus jeune de ses filles étoit de retour. Tout le monde marqua un égal empressement pour la voir, & chacun fut aussi charmé de son esprit, que de sa personne.

Les jours tranquilles qu’elle avoit passés dans son Palais désert, les innocens plaisirs qu’un doux sommeil lui prodiguoit sans cesse, mille amusemens qui s’étoient succédés, pour que l’ennui n’entrât pas dans son cœur, enfin toutes les attentions du Monstre avoient contribué à la rendre encore plus belle & plus charmante qu’elle ne l’étoit, quand son Pere la quitta.

Elle fit l’admiration de ceux qui la virent. Les Amans de ses sœurs, sans daigner colorer leur infidélité du moindre prétexte, en devinrent amoureux, & attirés par la force de ses charmes, ils ne rougirent point d’abandonner leurs premières maîtresses. Insensible aux attentions trop marquées d’une foule d’Adorateurs,, elle ne négligea rien pour les dégoûter, & pour les faire retourner à leurs premiers objets, & malgré tous ces soins, elle ne fut pas à l’abri de la jalousie de ses sœurs.

Ces Amans volages, loin de dissimuler leurs flâmes nouvelles tous les jours inventoient quelque fête pour lui faire leur cour. Ils la supplierent même de donner un prix qui pût animer les jeux qu’ils vouloient faire en son honneur : mais la Belle qui ne pouvoit ignorer le chagrin qu’elle causoit à ses sœurs, & qui ne vouloit pas entiérement refuser la grâce qu’on lui demandoit avec tant d’instance & d’une façon si galante, trouva le moyen de les contenter tous, en déclarant que ses sœurs & elle donneroient successivement les prix dûs aux vainqueurs. Ce qu’elle promettoit n’étoit qu’une fleur ou quelque chose de semblable. Elle lassoit à ses Aînées la gloire de donner à leur tour des bijoux, des couronnes de diamans, de riches armes, ou des bracelets superbes, présens que sa main libérale leur fournissoit, & dont elle ne vouloir pas se faire honneur. Les trésors que le Monstre lui avoir prodigués ne lui laissoient manquer de rien. Elle faisoit part à ses sœurs de tout ce qu’elle avoit apporté de plus rare & de plus galant. Ne donnant rien par elle-même que des bagatelles, & leur laissant le plaisir de beaucoup donner, elle comptoit engagée cette jeunesse à l’amour autant qu’à la reconnoissance. Mais ces Amans en vouloient à son cœur, & ce qu’elle leur donnoit leur etoit plus précieux que tous les trésors que lui prodiguoient les autres.

Les plaisirs qu’elle goûtoit au milieu de sa famille, quoique beaucoup inférieurs à ceux dont elle jouissoit chez la Bête, l’amuserent assez pour ne pas s’ennuyer. Cependant la satisfaction de voir son pere qu’elle aimoit tendrement, l’agrément d’être avec ses freres, qui par cent façons différentes s’étudioient à lui marquer toute l’étendue de leur amitié, & la joie de s’entretenir avec ses sœurs, qu’elle aimoit, quoiqu’elle n’en fût pas aimée, ne purent l’empêcher de regretter ses agréables rêves. Son Inconnu, quel chagrin, pour elle ! dans la maison de son Pere, ne venoit plus au milieu de son sommeil lui tenir les plus tendres discours. L’empressement que lui marquoient les Amans de ses sœurs, ne la dédommageoit point de ce plaisir imaginaire. Quand elle eût été même de caractére à se flatter de pareilles conquêtes, elle sçavoit mettre une grande différence entre leurs attentions à celles de la Bête, & de son aimable Inconnu.

Leurs assiduités ne furent payées que de la plus grande indifférence ; mais la Belle les voyant malgré ses froideurs opiniâtrement attachés à vouloir tous à l’envi lui prouver un amour le plus passionné y crût devoir leur faire connoître qu’ils perdoient leur tems. Le premier qu’elle essaya de détromper, fut l’Amant de son Aînée, à qui elle apprit qu’elle n’étoit venue dans sa famille que pour assister au mariage de ses sœurs, surtout à celui de son Aînée, & qu’elle alloit prier son Pere d’en hâter l’exécution. La Belle ne trouva pas un homme épris des appas de sa sœur. Il ne soupiroit plus que pour elle ; & froideurs, dédains, menace de repartir ayant les deux mois expirés, rien ne fut capable de le dégoûter. Fort affligée de n’avoir pas réussi dans son projet, elle tînt le même discours aux autres, qu’elle eut le chagrin de trouver dans de pareils sentimens. Pour comble de tristesse, les injustes sœurs qui la régardoient comme une rivale, connurent contr’elle une aversion, qu’elles ne purent dissimuler ; & pendant que la Belle déploroit le trop grand effet de ses charmes, elle eut encore la douleur d’apprendre que ces nouveaux soupirans, dans l’idée qu’ils se nuisoient, & qu’ils étoient cause l’un pour l’autre qu’aucun ne fût favorisé, voulurent par la plus grande extravagance, se battre. Tous ces désagrémens lui firent former le dessein de partir plutôt qu’elle ne l’avoit résolu.

Son Pere & ses freres ne négligerent rien pour la retenir, mais esclave de sa parole, ferme dans sa résolution, les larmes de l’un, & les prieres de l’autre ne purent la gagner. Tout ce qu’ils obtinrent, c’est qu’elle différa son départ autant qu’elle pût. Les deux mois étoient écoulés & tous les matins elle formoit la résolution de dire adieu à sa famille, sans avoir la force de prendre congé d’elle le soir. Combattue par des sentimens de tendresse & de reconnoissance elle ne pouvoit pencher vers l’une, qu’elle ne fit injustice à l’autre. Au milieu de ses embarras, il ne fallut pas moins qu’un rêve pour la déterminer. Elle crut être en dormant au Palais de la Bête, & se trouvant dans une allée écartée, au bout de laquelle étoit un fort rempli de brossailles, qui cachoit l’ouverture d’une caverne, d’où sortoient des gémissemens effroyables, elle reconnut la voix de la Bête ; elle y courut pour la secourir. Ce Monstre qui lui parut dans son rêve étendu par terre & mourant, lui reprocha que c’étoit elle qui l’avoit mis en ce triste état, & qu’elle n’avoit payé son amour que de la plus noire ingratitude. Elle vit ensuite la Dame qu’elle avoit déjà vue en dormant, & qui lui dit d’un air sévére qu’elle étoit perdue pour peu qu’elle tardât encore à remplir ses engagemens ; qu’elle avoit donné sa parole à la Bête de revenir dans deux mois, qu’ils étoient expirés, que tardant un jour de plus, cette Bête alloit mourir ; que le désordre qu’elle causoit dans la maison de son Pere, la haine de ses sœurs devoient l’engager à partir, d’autant plus volontiers que dans le Palais de la Bête tout se réunissoit pour lui faire plaisir*.

La Belle effrayée de ce rêve, & craignant d’être la cause de la mort de la Bête, se réveilla tout d’un coup, & fut sans tarder déclarer à toute sa famille qu’elle ne vouloit plus différer son départ. Cette nouvelle causa différens mouvemens. Le Pere laissa parler les larmes, les fils protesterent qu’ils ne la laisseroient pas partir, & les Amans au désespoir, jurerent de ne point désemparer sa maison. Les filles seules, loin de paroître affligées du départ de leur sœur, ne firent que louer sa bonne foi, se parant même de cette vertu, elles osérent assurer que si, comme la Belle, elles eussent données leurs paroles, la figure de la Bête ne les feroit pas balancer sur un si juste devoir, & qu’elles feroient déjà de retour à ce Palais merveilleux. C’est ainsi qu’elles vouloient déguiser la cruelle jalousie qu’elles avoient dans le cœur. Cependant la Belle charmée de leur sentimens apparens de générosité, ne pensa plus qu’à convaincre ses Freres & ses Amans, de l’obligation dans laquelle elle étoit de s’éloigner d’eux. Mais ses frères l’aimoient trop pour pouvoir consentir à son départ, & les Amans trop épris, ne pouvoient entendre raison Les uns & les autres ignorant par quelle voie la Belle étoit arrivée chez son père, & ne doutant pas que le cheval qui la premiere fois l’avoit portée au Palais de la Bête ne vint la chercher, résolurent tous ensemble d’y mettre obstacle.

Les Sœurs qui n’avoient que les apparences d’une prétendue bonne foi pour cacher la joie qu’elles ressentoient en elles-mêmes, en voyant le moment du départ de leur Sœur approcher, craignoient plus que la mort qu’ils n’en retardassent l’exécution. Mais la Belle ferme dans sa résolution ; sachant où le devoir l’appelloit, & n’ayant plus de tems à perdre pour prolonger les jours de la Bête la Bienfaictrice, prit, dès que la nuit fut venue, congé de toute sa famille, & de ceux qui s’intéressoient à sa destinée. Elle les assura que quelque attention qu’ils eussent, pour empêcher son départ, elle feroit chez la Bête le lendemain matin avant qu’ils fussent éveillés, que toutes leurs mesures seroient inutiles, & qu’elle vouloit retourner dans le Palais enchanté.

Elle n’oublia pas en se mettant au lit de tourner sa bague. Son sommeil fut long, & elle ne se réveilla que lorsque sa pendule sonnant douze heures, lui fît entendre son nom en musique. A ce signe elle connut que ses souhaits étoient accomplis. Quand elle eut marqué qu’elle ne vouloit pas dormir, son lit fut environné de ces Bêtes qui s’étoient empressées à la servir. Toutes lui témoignèrent la satisfaction qu’elles avoient de son retour, & lui firent connoître la douleur quoi leur avoit causée sa longue absence.

Cette journée lui parut plus longue que toutes celles qu’elle avoit passées dans ce lieu. Non qu’elle regrettât la compagnie qu’elle avoit laissée, mais elle étoit dans l’impatience de revoir la Bête, & de ne rien épargner pour sa justification. Une autre espérance l’animoit encore, c’étoit d’avoir dans son sommeil les doux entretiens de l’inconnu, plaisir dont elle avoir été privée pendant les deux mois qu’elle venoit de passer avec sa famille, & qu’elle ne pouvoit goûter que dans l’enceinte de ce Palais.

La Bête enfin & l’Inconnu furent tour à tour le sujet de ses rêveries. Dans un moment elle se reprochoit de n’avoir pas du retour pour un Amant qui sous une figure monstreuse faisoit paroître une si belle ame. Dans un autre, elle étoit triste d’abandonner son cœur à quelque image fantastique qui n’avoit d’existence que celle que lui prêtoit ses songes. Elle doutoit si son cœur devoit préférer une chimere à l’amour réel d’une Bête. Le songe qui lui faisoit voir le bel Inconnu, l’avertissoit sans cesse de ne point s’en rapporter à ses yeux. Elle craignoit que ce ne fut une illusion vaine que la vapeur du sommeil enfante, & que le réveil détruit.

Ainsi toujours irrésolue, aimant l’Inconnu ne voulant point déplaire à la Bête, & ne cherchant qu’à s’occuper de ses plaisirs, elle fut à la Comédie Françoise qu’elle trouva d’une fadeur sans égale. Refermant brusquement la fenêtre, elle crut le dédommager à l’Opéra : la Musique lui parut pitoyable. Les Italiens n’eurent pas aussi le talent de l’amuser. Elle trouva leur piéce sans sel, sans esprit & sans conduite. L’ennui, le dégoût qui la suivoient ne lui firent nulle part trouver de plaisir. Elle n’eut dans ses jardins nuls agrémens. Sa Cour cherchant à lui plaire, les uns perdirent le fruit de leurs gambades, les autres celui de leurs jolis discours & de leur gazouillement. Elle étoit impatiente de recevoir la visite de la Bête, dont elle croyoit entendre le bruit à chaque instant. Mais cette heure si désirée arriva, sans que la Bête parut. Allarmée & comme en colère de ce retardement, elle ne sçavoit d’où provenoit son absence. Flotant entre la crainte & l’espérance, l’esprit agité, le cœur en proie à la tristesse, elle descendit dans les jardins, résolue de ne point rentrer dans le Palais qu’elle n’eût trouvé la Bête. Dans tous les endroits qu’elle parcourut, elle ne vit aucune de ses traces. Elle l’appela, l’écho seul répéta ses cris. Ayant passé plus de 3 heures dans ce désagréable exercice, & accablée de lassitude, elle s’assit sur un banc. Elle s’imaginoit ou que la Bête étoit morte, ou qu’elle avoit abandonné ces lieux. Elle se trouvoit seule dans ce Palais, sans espoir d’en sortir. Elle regrettoit l’entretien de la Bête quoiqu’il ne fût pas divertissant pour elle, & ce qui lui paroissoit extraordinaire, c’étoit de se trouver tant de sensibilité pour ce Monstre. Elle se reprochoit de ne l’avoir pas épousé. Se regardant comme l’Auteur de la mort, (car elle craignait que son absence trop longue ne l’eût causée) elle se fit les plus durs & les plus sanglans reproches.

Au milieu de ces tristes réflexions, elle apperçut qu’elle étoit dans cette allée même, où la dernière nuit qu’elle venoit de passer chez son pere, elle s’étoit représenté le Monstre mourant dans une caverne inconnue. Persuadée qu’elle n’avoit pas été conduite dans ce lieu par le pur hazard, elle porta ses pas vers le fort qu’elle ne trouva pas impraticable. Elle y vit un antre creux qui lui paroissoit être le même qu’elle avoit cru voir en songe, comme la Lune n’y fournissoit qu’une faible lumière, les Pages Singes parurent incontinent avec un nombre de flambeaux suffisant pour éclairer cet antre, & lui faire apperçevoir la Bête étendue par terre, qu’elle crut endormie. Loin d’être effrayée de sa vûe, la Belle en fut fort contente, & s’en approchant hardiment, elle lui passa la main sur la tête, en l’appellant plusieurs fois. Mais la sentant froide & sans mouvement, elle ne douta plus de sa mort, ce qui lui fit pousser des cris douloureux, & dire les choses du monde les plus touchantes.

La certitude de sa mort ne l’empêcha cependant pas de faire les efforts pour la rappeller à la vie. En lui mettant la main sur le cœur, elle sentit avec une joie inexprimable qu’elle respiroit encore. Sans s’amuser à la flatter davantage, la Belle sortit de la caverne, & courût à un bassin, où puisant de l’eau dans ses mains, elle lui en vint jetter. Mais, comme elle n’en pouvoit prendre que fort peu à la fois, & qu’elle la répandoit avant que d’être auprès de la Bête, son secours auroit étoit tardif, sans le secours des courtisans Singes qui coururent au Palais, & revinrent avec tant de diligence, qu’elle eût dans un moment un vase pour puiser de l’eau, & des liqueurs fortifiantes. Elle lui en fit respirer & avaller, ce qui produisant un effet admirable, lui donna quelque mouvement, & peu après lui rendit la connoissance. Elle l’anima de la voix, & la flatta tant, qu’elle se remit. Que vous m’avez causé d’inquiétude, dit-elle obligeamment à la Bête, j’ignorois à quel point je vous aimois : la peur de vous perdre m’a fait connoître que j’étois attachée à vous par des liens plus forts que ceux de la reconnoissance. Je vous jure que je ne pensais qu’à mourir, si je n’avois pû vous sauver la vie. A ces tendues paroles la Bête se sentant entiérement soulagée, lui répondit d’une voix cependant encore faible : vous êtes bonne, la Belle, d’aimer un monstre si laid ; mais vous faites bien : je vous aime plus que ma vie. Je pensois que vous ne reviendriez plus. J’en serois morte. Puisque vous m’aimez, je veux vivre. Allez vous reposer, & soyez certaine que vous serez aussi heureuse que votre bon cœur le mérite.

La Belle n’avait point encore entendu prononcer un si long discours à la Bête. Il n’étoit pas éloquent, mais il lui plut par le tour de douceur & de sincérité, qu’elle y crut remarquer. Elle s’étoit attendue d’en être grondée, ou de recevoir du moins des reproches. Elle eut dès lors meilleure opinion de son caractère : ne la trouvant plus si stupide, elle regarda même comme un trait de prudence ses courtes réponses ; & prévenue de plus en plus en sa faveur, elle se retira dans son appartement l’esprit rempli des plus flatteuses idées.

La Belle extrêmement fatiguée, y trouva tous les rafraîchissemens, dont elle avoit besoin. Ses yeux appesantis lui promettoient un doux sommeil ; presque aussi-tôt endormie que couchée, son cher Inconnu ne manqua pas de se présenter. Pour exprimer le plaisir qu’il avoit de la revoir, que de choses tendres il lui dit ! Il l’assura qu’elle feroit heureuse ; qu’il ne s’agissait plus que de suivre les mouvemens que lui dictoit la bonté de son cœur. La Belle lui demanda si ce seroit en épousant la Bête. L’Inconnu lui répondit qu’il n’y avoit que ce seul moyen. Elle en eut une espece de dépit, elle trouva même extraordinaire que son Amant lui conseillât de rendre son Rival heureux. Après ce premier songe, elle croyoit voir la Bête morte à ses pieds. Un instant après l’Inconnu paroissoit & disparoissoit en même tems pour laisser prendre sa place à la Bête. Ce qu’elle remarquoit le plus distinctement y étoit la Dame, qui sembloit lui dire : Je suis contente de toi. Suis toujours les mouvemens de ta raison & ne t’inquiete de rien, je me charge du soin de te rendre heureuse. La Belle, quoiqu’endormie, paroissoit découvrir son inclination pour l’Inconnu, & sa répugnance pour le Monstre, qu’elle ne trouvoit pas aimable. La Dame sourioit de son scrupule, & l’avertissoit de ne point s’inquiéter de sa tendresse pour l’Inconnu, que les mouvemens qu’elle se sentoit n’avoient rien d’incompatible avec l’intention qu’elle avoit de faire son devoir, que sans résistance elle la pouvoit faire suivre, & que son bonheur seroit parfait en épousant la Bête.

Ce songe, qui finit avec son sommeil, fut pour elle une source intarissable de réflexions. Dans ce dernier & dans les autres, elle trouva plus de fondement que n’en ont communément les songes ; c’est ce qui la détermina de consentir à cet étrange himen. Mais l’image de l’Inconnu venoit sans cesse la troubler. C’étoit le seul obstacle, il n’étoit pas médiocre. Toujours incertaine de ce qu’elle avoit à faire, elle fut à l’Opéra, sans que les embarras s’effacent. Au sortir de ce spectacle, elle se mit à table ; l’arrivée de la Bête fut seule capable de la déterminer.

Loin de lui faire des reproches sur sa longue absence, le Monstre, comme si le plaisir de la voir lui eût fait oublier ses ennuis passés, parut, en entrant chez la Belle, n’avoir d’empressement que celui de sçavoir si elle s’étoit bien divertie, si on l’avoit bien reçue, & si sa santé avoit été bonne. Elle répondit à ces questions, & ajouta poliment qu’elle avoit acheté cher tous les agrémens dont elle avoit joui par ses soins, qu’ils avoient été suivis de cruelles peines par l’état où elle l’avoit trouvé.

La Bête la remercia laconiquement, après quoi voulant prendre congé d’elle, elle lui demanda à son ordinaire, si elle vouloit qu’elle couchât avec elle. La Belle fut quelque tems sans répondre, mais prenant enfin son parti, elle lui dit en tremblant, Oui, la Bête, je le veux bien, pourvû que vous me donniez votre foy, & que vous receviez la mienne. Je vous la donne, reprit la Bête, & vous promets de n’avoir jamais d’autre épouse.... Et moi, répliqua la Belle, je vous reçois pour mon époux, & vous jure un amour tendre & fidèle.

A peine eut-elle prononcé ces mots, qu’une décharge d’artillerie se fit entendre ; & pour qu’elle ne doutât pas que ce ne fut en signe de réjouissance, elle vit de ses fenêtres l’air tout en feu par l’illumination de plus de vingt mille fusées, qui se renouvellerent pendant trois heures. Elles formoient des lacs d’amour, des cartouches galans représentoient les chiffres de la Belle, & on lisoit en lettres bien marquées, Vive la Belle et son Epoux. Ce charmant spectacle ayant suffisamment duré, la Bête témoigna à sa nouvelle épouse qu’il étoit tems de se mettre au lit.

Quelque peu d’impatience qu’eût la Belle de se trouver, auprès de cet Epoux singulier, elle se coucha. Les lumieres s’eteignirent à l’instant. La Bête s’approchant, fit appréhender à la Belle que du poids de son corps elle n’écrasât leur couche. Mais elle fut agréablement étonnée en sentant que ce Monstre se mettoit à ses côtés aussi légèrement qu’elle venoit de le faire. Sa surprise fut bien plus grande, quand elle l’entendit ronfler presque aussi-tôt, & que par la tranquillité, elle eut une preuve certaine qu’il dormoit d’un profond sommeil.

Malgré son étonnement, accoutumée qu’elle étoit aux choses extraordinaires, après avoir donné quelques momens à la réflexion, elle s’endormit aussi tranquillement que son Epoux, ne doutant point que ce sommeil ne fût mystérieux, ainsi que tout ce qui se passoit dans ce Palais. A peine fut-elle endormie que son cher Inconnu vînt à l’ordinaire lui rendre visite. Il étoit plus gay & plus paré qu’il n’avoit jamais été. Que je vous suis obligé, charmante Belle, lui disoit-il. Vous me délivrez de l’affreuse prison où je gémissois depuis si longtems. Votre mariage avec la Bête va rendre un Roi à ses sujets, un fils à sa mère, & la vie à son Royaume : Nous allons tous être heureux.

La Belle à ce discours sentoit un violent dépit, voyant que l’Inconnu, loin de lui témoigner le désespoir où le devoit jetter l’engagement qu’elle venoit de prendre, faisoit briller à ses yeux une joie excessive. Elle alloit lui témoigner son mécontentement lorsque la Dame à son tour lui parut en songe.

Te voilà victorieuse, lui dit-elle. Nous te devons tout, la Belle, tu viens de préférer la reconnoissance à tout autre sentiment ; il n’y en a point qui, comme toi, eussent eu la force de tenir parole aux dépens de leur satisfaction, ni d’ exposer leur vie sauver celle de leur pere ; en récompense il n’y en a point qui puissent espérer de jamais jouir d’un bonheur pareil à celui où ta vertu t’a fait parvenir. Tu n’en connois à présent que la moindre partie. Le retour du Soleil t’en apprendra davantage.

Après la Dame, la Belle revoyoit le jeune homme, mais étendu & comme mort. Toute la nuit se passa à faire différens songes. Ces agitations lui étoient devenues familières, elle ne l’empêcherent point de dormir longtems. Ce fut le grand jour qui la réveilla. Il brilloit dans sa chambre bien plus qu’à l’ordinaire, les Guenons n’avoient pas fermé les fenêtres, c’est ce qui lui donna occasion de jetter les yeux sur la Bête. Prenant d’abord le spectacle qu’elle voyoit pour une suite ordinaire de ses songes, & croyant rêver encore, sa joye & sa surprise furent extrêmes, quand elle n’eut plus lieu de douter que ce qu’elle voyoit ne fût réel.

Le soir en se couchant elle s’étoit mise au bord de son lit, ne croyant pas faire trop de place à son affreux époux. Il avoit ronflé d’abord, mais elle avoit cessé de l’entendre avant que de s’endormir. Le silence qu’il gardoit quand elle s’éveilla, lui ayant fait douter qu’il fût auprès d’elle, s’imaginant qu’il s’étoit levé doucement, pour en sçavoir la verité, elle se retourna avec le plus de précaution qu’il lui fut possible, & fut agréablement surprise de trouver au lieu de la Bête, son cher Inconnu.

Ce charmant dormeur lui paroissant mille fois plus beau qu’il ne l’étoit pendant la nuit, pour être certaine si c’étoit bien le même, elle se leva, & fut prendre sur sa toilette le portrait qu’elle portoit d’ordinaire au bras. Mais elle ne le put méconnoître. Occupé du merveilleux de cet assoupissement, elle lui parla dans l’espérance de le faire cesser. Ne s’éveillant point à sa voix, elle le tira par le bras. Cette seconde tentative lui fut encore inutile, & ne servit qu’à lui faire connoître qu’il y avoit de l’enchantement : ce qui la fit résoudre à laisser passer ce charme, qui vraisemblablement devoit avoir un terme prescrit.

Comme elle étoit seule, elle ne craignoit de scandaliser personne par les libertés qu’elle pouvoit prendre avec lui. De plus il étoit son époux. C’est pourquoi donnant un libre cours à ses tendres sentimens, elle le baisa mille fois, & prit ensuite le parti d’attendre patiemment la fin de cette espece de léthargie. Qu’elle étoit charmée d’être unie, à l’objet qui seul l’avoit forcée à balancer, & d’avoir fait par devoir ce qu’elle auroit voulu faire par goût. Elle ne doutoit plus du bonheur qu’on lui avoit promis dans ses songes. Ce fut alors qu’elle connut que la Dame lui disoit vrai, en lui représentant, qu’il ne seroit point incompatible, d’avoir tout à la fois de l’amour pour la Bête, & pour son Inconnu, puisque les deux n’étoient qu’un.

Cependant, son époux ne s’éveilloit pas. Après un peu de nourriture, elle essaya de se dissiper par ses occupations ordinaires, mais elles lui parurent insipides. Ne pouvant se résoudre à sortir de sa chambre, pour n’y pas rester oisive, elle prit de la musique & se mit à chanter. Ses oiseaux l’entendant firent avec elle un concert d’autant plus charmant que la Belle esperoit toujours qu’il seroit interrompu par le réveil de son Epoux, car elle s’étoit flattée de détruire l’enchantement par l’harmonie de la voix.

Il le fut en effet, mais non de la façon qu’elle avoit espéré. La Belle entendît le bruit étranger d’un char qui rouloit sous les fenêtres de son appartement, & la voix de plusieurs personnes qui s’approchoient de sa chambre. Au même instant le Singe Capitaine des Gardes par le bec de son perroquet trucheman lui annonça des Dames. La Belle regardant par la fenêtre vit le char qui les avoit apportées. Il étoit d’une façon toute nouvelle, & d’une beauté sans égale. Quatre cerfs blancs ayant leurs bois & les pinces d’or, superbement arnachés tiroient cet équipage, dont la singularité augmenta le désir qu’elle avoit de connoître celles à qui il appartenoit.

Par le bruit qui devenoit plus grand, elle connut que ces Dames approchoient, & qu’elles devoient être près de l’antichambre. Elle se crut obligée d’aller au-devant. Elle reconnut dans une des deux la Dame qu’elle avoit coutume de voir en songe. L’autre n’étoit pas moins belle ; sa mine haute & distinguée marquoit assez qu’elle étoit une personne illustre. Cette Inconnue avoit passé sa première jeunesse ; mais elle avoit l’air si majestueux, que la Belle ne savoit à laquelle adresser son compliment.

Elle étoit dans cet embarras, lorsque celle qu’elle connoissoit déja, & qui paroissoit avoir quelque supériorité sur l’autre, adressant la parole à sa compagne lui dit : Eh bien, Reine, que pensez-vous de cette belle Fille ! vous lui devez le retour de votre fils à la vie, car vous conviendrez que la façon déplorable dont il en jouissoit, ne peut pas s’appeler vivre. Sans elle vous n’auriez jamais revû ce Prince, & il feroit resté sous l’horrible figure dans laquelle il avoit été transformé, s’il ne se fût pas trouvé dans le monde une personne unique, de qui la vertu & le courage égalent la beauté. Je crois que vous verrez avec plaisir ce Fils qu’elle vous rend, devenir son bien. Ils s’aiment, & il ne manque à présent à leur parfait bonheur, que votre consentement, le leur refuserez-vous ?

La Reine à ces mots embrassant tendrement la Belle s’écria : Loin de leur refuser mon consentement, j’y mets ma souveraine félicité..... Charmante & vertueuse fille, à qui j’ai tant obligation, apprenez-moi qui vous êtes, & le nom des Souverains assez heureux pour avoir donné le jour à une Princesse si parfaite.

Madame, répondit modestement la Belle, depuis longtems je n’ai plus de mere. Mon pere est un Marchand plus connu dans le monde par sa bonne foi & ses malheurs, que par sa naissance..... A cette sincére déclaration, la Reine étonnée recula deux pas, & dit : Quoi vous n’êtes que la fille d’un Marchand !........ Ah ! grande Fée, ajouta-t-elle, en la regardant d’un air mortifié. Elle se tut après ce peu de paroles, mais son air disoit assez ce qu’elle pensait, & son mécontentement s’exprimoit dans ses yeux.

Il me semble, lui dit fiérement la Fée, que vous n’êtes pas contente de mon choix. La condition de cette jeune fille excite vos mépris, elle étoit cependant la seule dans le monde qui fût capable de remplir mon projet, & de rendre votre fils heureux….. Je suis très reconnoissante, répondit la Reine ; mais puissante Intelligence, ajouta-t-elle, je ne puis m’empêcher de vous représenter le bisarre assemblage du plus beau sang du monde dont mon fils est issu, avec le sang obscur, d’où sort la personne à qui vous le voulez unir. Je vous avoue que je suis peu flattée du prétendu bonheur de ce Prince, s’il le faut acheter par une alliance aussi honteuse pour nous, & aussi indigne de lui. Seroit-il impossible qu’il se trouvât dans le monde une personne de qui la vertu égalât la naissance ? Je sçais le nom de tant, de Princesses estimables, pourquoi ne me sera-t-il pas permis de me flatter de le voir possesseur d’une d’elles ?

Comme elles en étoient en cet endroit, le bel Inconnu parut. L’arrivée de sa mère & de la Fée l’avoit éveillé, & le bruit qu’elles avoient causé eut plus de pouvoir que tous les efforts de la Belle, l’ordre du charme le voulant ainsi. La Reine le tint longtems embrassé sans proférer une parole. Elle retrouvoit un fils que les belles qualités rendoient dignes de sa tendresse. Quelle joye pour ce Prince de se voir délivré d’une figure épouvantable, & d’une stupidité d’autant plus douloureuse, qu’elle étoit affectée, & qu’elle n’avoit point obscurci sa raison. Il récouvroit la liberté de paroître en sa forme ordinaire par l’objet de son Amour, c’est ce qui la lui rendoit encore plus précieuse.

Après les premiers transports que le sang lui venoit d’inspirer pour sa mère, le Prince les interrompit pour suivre le devoir & la reconnoissance, qui le pressoient de rendre grâce à la Fée. Il le fit dans les termes les plus respectueux & les plus courts, afin d’avoir la liberté de tourner ses empressemens du côté de la Belle.

Il les lui avoit déja fait connoître par ses tendres regards, & pour confirmer ce qu’avoient dit ses yeux, il alloit y joindre les termes les plus touchans, lorsque la Fée le retînt, & lui marqua qu’elle le prenoit pour juge entre sa mère & elle. Votre mere, lui dit-elle, condamne l’engagement que vous avez pris avec la Belle. Elle trouve que sa naissance est indigne de la vôtre. Pour moi je crois que ces vertus en font disparoître l’inégalité. C’est à vous, Prince, à décider qui de nous deux pense selon votre goût. Afin que vous ayez une entière liberté de nous faire connoître vos véritables sentimens, je vous déclare qu’il vous est permis de ne vous pas contraindre. Quoique vous ayez donné votre foi à cette aimable personne, vous la pouvez reprendre. Je suis caution que la Belle vous la rendra sans aucune difficulté. Quoique par sa bonté vous ayez repris votre forme naturelle, je vous assure encore que la générosité lui fera pousser le désintéressement jusqu’à vous laisser la liberté de disposer de votre main en faveur de la personne à qui la Reine vous conseillera de la donner .... Qu’en dites vous, la Belle, poursuivit la Fée en se tournant de son côté, me suis-je trompée en expliquant vos sentimens ? Voudriez-vous d’un Epoux, qui le feroit à regret ?

Non assurément, Madame, répondit la Belle, le Prince est libre : je renonce à l’honneur d’être son épouse. Quand j’ai accepté sa foi, j’ai crû faire grace à quelque chose au-dessous de l’homme. Je ne me suis engagée avec lui, que dans le dessein de lui faire une faveur insigne. L’ambition n’a point eu de part à mes intentions. Ainsi, grande Fée, je vous supplie de ne rien exiger de la Reine dans une occasion, où je ne puis blâmer sa délicatesse.

Eh bien, Reine, que dites-vous à cela ? dit la Fée d’un ton dédaigneux & piqué. Trouvez-vous que les Princesses qui ne le sont que par le caprice de la fortune, méritent mieux le haut rang où le sort les a placées, que cette jeune personne ? Pour moi, je pense qu’elle ne devroit pas être responsable d’une origine que la vertu réleve suffisamment... La Reine répondit avec une espece de confusion, la Belle est incomparable ; son mérite est infini, rien n’est au-dessus. Mais, Madame, ne pouvons-nous pas trouver d’autres moyens de le récompenser ? Ne le puis-je pas faire sans lui sacrifier la main de mon fils ?

Oui, la Belle, lui dit la Reine, je vous dois tant que je ne le puis reconnoître ; je ne mets point de bornes à vos désirs. Souhaitez hardiment, je vous accorderai tout, hors ce seul point. Mais la différence ne sera pas grande pour vous. Choisissoit un Epoux dans ma Cour, Quelque grand Seigneur qu’il puisse être, il aura lieu de s’estimer heureux, & à votre considération je le placerai si près du Trône, qu’il y aura peu de différence.

Je vous rends grace, Madame, lui répondit la Belle, je n’ai point de récompense à exiger de vous. Je suis trop payée du plaisir d’avoir fait cesser l’enchantement qui déroboit un grand Prince à sa Mere & à son Royaume. Mon bonheur seroit parfait, si c’étoit à mon Souverain que j’eusse rendu ce service. Tout ce que je désire, est que la Fée daigne me remettre auprès de mon pere.

Le Prince qui par ordre de la Fée avoit gardé le silence, pendant tous ces discours, ne fut pas le maître de le garder plus longtems, & son respect à des ordres si fâcheux, ne fut plus capable de le contenir. Il se jetta aux pieds de la Fée & de sa mere : il les pria avec la plus vive instance de ne le pas rendre plus malheureux qu’il n’étoit en éloignant la Belle, & en le privant du bonheur d’être son Epoux.

A ces mots la Belle le regardant d’un air rempli de tendresse, mais accompagné d’une noble fierté, lui dit : je ne puis, Prince, vous cacher les sentimens que j’ai pour vous. Votre désenchantement en est une preuve, & je les voudrois en vain déguiser. J’avoue sans rougir, que je vous aime plus que moi-même. Pourquoi le dissimulerois-je ? On ne doit désavouer que les mouvemens criminels. Les miens sont emplis d’innocence, & sont autorisés par le consentement de la généreuse Fée, à qui vous & moi sommes si redevables. Mais si j’ai pu me résoudre à y renoncer quand j’ai crû que mon devoir m’ordonnoit de sacrifier à la Bête, vous devez être persuadé que je ne me démentirai pas en cette occasion, où il ne s’agit plus de l’interêt d’un Monstre, mais du vôtre.

Il me suffit de savoir qui vous êtes & qui je suis, pour renoncer à la gloire d’être votre épouse. J’ose dire même que, quand vaincue par vos prieres, elle vous accorderoit le consentement que vous désirez, elle ne feroit rien pour vous, puisque dans ma raison, & dans mon amour même, vous trouveriez un obstacle insurmontable. Je le répéte, je ne demande pour toute faveur que de retourner dans le sein de ma famille, où je conserverai un souvenir éternel de vos bontés & de votre amour.

Généreuse Fée, s’écria le Prince en joignant les mains d’une façon suppliante, de grâce empêchez que la Belle ne parte, & rendez-moi plutôt ma monstrueuse figure. A cette condition je resterai son Epoux, elle a donné sa foi à la Bête, & je préfère cet avantage à tous ceux qu’elle me procure, si je n’en puis jouir sans les payer si chèrement.

La Fée ne répondit rien. Elle regardoit fixement la Reine qui étoit touchée de tant de vertus, mais dont l’orgueil n’étoit pas ébranlé. La douleur de son fils l’affligeoit sans pouvoir oublier que la Belle étoit fille d’un Marchand, & rien davantage. Cependant elle appréhendoît le Courroux de la Fée, dont l’air & le silence marquoient assez l’indignation. Son embarras étoit extrême. N’ayant pas la force de dire un mot, elle craignoit de voir finir d’une façon funeste une conversation, dont l’intelligence protectrice étoit offensée. Personne ne parla pendant quelques momens, mais la Fée enfin rompit le silence, & jettant un regard affectueux sur les Amans elle leur dit :

Je vous trouve dignes l’un de l’autre. On ne pourroit sans crime songer à séparer tant de mérite. Vous resterez unis, c’est moi qui vous le promets. J’ai assez de pouvoir pour l’exécuter. La Reine à ces paroles frémit : elle eût ouvert la bouche pour faire quelques représentations, mais la Fée la prévint en lui disant : Pour vous, Reine, le peu de cas que vous faites d’une vertu dépouillée des vains ornemens que vous estimez seuls, m’autoriseroit à vous faire des reproches amers. Mais je pardonne cette faute à la fierté que vous inspire le rang que vous tenez, & je ne prendrai pas d’autre vengeance, que celle que je tire de la petite violence que je vous fais, de laquelle vous ne ferez pas longtems sans me rendre grace.

La Belle à ces paroles embrassa les genoux de la Fée, & s’écria : Ah ! ne m’exposez pas à la douleur de m’entendre reprocher toute ma vie que je suis indigne du rang où votre bonté me veut élever ; songez que le Prince qui croit à présent que son bonheur consiste dans le don de ma main, pensera peut-être comme la Reine, avant qu’il soit peu.

Non, non, la Belle, ne craignez rien, reprit la Fée. Les malheurs que vous prévoyez ne peuvent arriver. Je sais un moyen sûr de vous en préserver, & quand le Prince seroit capable de vous mépriser après vous avoir épousée, il faudroit qu’il en cherchât un autre sujet que dans l’inégalité des conditions. Votre naissance n’est point inférieure à la sienne. L’avantage même est très-considérable de votre côté ; puisqu’il est vrai, dit-elle fièrement à la Reine, que voilà votre nièce, & ce qui vous la doit rendre respectable, c’est qu’elle est la mienne, étant fille de ma sœur, qui, comme vous, n’étoit pas esclave d’une dignité dont la vertu fait le principal lustre.

Cette Fée sachant estimer le vrai mérite, fit honneur au Roi de l’Isle heureuse, votre frere, de l’épouser. J’ai garanti le fruit de leurs amours des fureurs d’une Fée qui vouloit être sa belle-mere. Depuis qu’elle est née je l’ai destinée pour épouse à votre fis. Je voulois en vous cachant l’effet de ma bonne volonté, donner à votre confiance le tems d’éclater. J’avois quelque sujet de croire, que vous en auriez eu davantage pour moi. Vous pouviez vous en rapporter à mes soins sur le destin du Prince. J’avois témoigné y prendre assez d’intérêt, & vous ne deviez pas appréhender que je l’exposasse à rien de honteux pour vous & pour lui. Je suis persuadée, Madame, poursuivit-elle, avec une sourire qui marquoit encore quelque chose d’aigre, que vous ne pousserez pas le dédain plus loin, & que vous voudrez bien nous honorer de votre alliance.

La Reine interdite & confuse ne sut que répondre. Le seul moyen de réparer sa faute, fut d’en faire un aveu sincere, & d’en témoigner un vrai repentir. Je suis coupable, généreuse Fée, lui dit-elle, vos bontés me doivent être de sûrs garants, que vous ne laisseriez point faire à mon fils une alliance qui le dût deshonorer. Mais de grace pardonnez aux préjugés d’une naissance illustre. Ils me disoient que le sang royal ne se pouvoit mésallier sans honte. Je mériterois, je l’avoue, que pour me punir vous donnassiez à la Belle une belle-mere plus digne de la posséder. Mais vous prennez un intérêt trop généreux à mon fils pour le rendre la victime de ma faute.

Quant à vous, chere Belle, continua-t-elle en l’embrassant tendrement, vous ne devez pas me vouloir du mal de ma résistance. Elle n’étoit causée que par le désir de donner mon fils à ma nièce, que la Fée m’avoit assurée être vivante, malgré les apparences du contraire. Elle m’en avoit fait une peinture si charmante, que sans vous connoître, je vous aimois assez tendrement pour m’exposer à l’indignation de l’intelligence, afin de vous conserver le trône & le cœur de mon fils. En disant cela elle recommença ses caresses, & la Belle les reçut avec respect. Le Prince de son côté, ravi de cette agréable nouvelle en marqua sa joye par ses regards.

Nous voilà tous contens, dit la Fée, & pour terminer cette heureuse avanture, il ne nous manque que le consentement du Roi, pere de la Princesse, mais nous le verrons bien-tôt lui-même. La Belle la supplia de permettre que celui qui l’avoit élevée, & à qui elle avoit crû être redevable de la vie, fût présent à son bonheur. J’aime ces soins, dit la Fée, ils font dignes d’une belle ame, & puisque vous le souhaitez, je me charge de le faire avertir.

Alors prenant la Reine par la main, elle l’emmena sous prétexte de lui faire voir le Palais enchanté ; c’étoit pour laisser aux nouveaux Epoux la liberté de s’entretenir pour la première fois sans contrainte & sans le secours de l’illusion. Ils voulurent les suivre & mais elle le leur défendit. Le bonheur dont ils alloient jouir les pénétroit d’une joye égale, ils ne pouvoient douter de leur tendresse mutuelle. La conversation confuse & peu suivie, les protestations renouvellées cent fois, en étoient pour eux un témoignage plus certain que ne l’auroit été un discours plein d’éloquence. Après avoir épuisé ce que l’amour fait dire en semblable occasion à des personnes de qui le cœur est véritablement touché, la Belle demanda à son Amant par quel malheur il avoir été si cruellement métamorphosé en Bête. Elle le pria encore de l’instruire de tous les événemens qui avoient précédé sa cruelle métamorphose. Le Prince qui pour avoir changé de figure n’avoit pas moins d’empressement à lui obéir & ne voulant pas différer davantage, lui parla dans ces termes.

HISTOIRE
DE LA BÊTE.


LE Roi mon pere, avant que je vinse au monde étoit mort. La Reine ne se fût pas consolée de sa perte, si l’intérêt de l’enfant qu’elle portoit n’eût combattu sa douleur. Ma naissance lui causa une extrême joye, ce fut à la douceur d’élever le fruit de l’amour d’un époux si cherement aimé, que le bonheur de dissiper son affliction étoit réservé.

Les soins de mon éducation & la peur de me perdre l’occuperent uniquement. Elle fut secondée dans ses vues par une Fée de sa connoissance, qui lui marqua n’avoir que de l’empressement à me préserver de toutes sortes d’accidents. La Reine lui en fut un gré infini ; mais elle ne fut pas contente quand elle lui demanda de me remettre entre ses mains. Cette Intelligence n’avoit pas la réputation d’être bonne : elle passoit pour capricieuse dans ses faveurs ; on la craignoit plus qu’on ne l’aimoit ; et quand ma mère eût été même convaincue de la bonté de son caractère, elle ne se seroit pas déterminée à me perdre de vue.

Cependant conseillée par des personnes prudentes, de peur d’essuyer les funestes effets du ressentiment de cette Fée vindicative, elle ne la refusa pas tout à fait. En me livrant à elle volontairement il n’y avoit pas d’apparence qu’elle me fît du mal. L’expérience avait fait connoître qu’elle ne se plaisoit à nuire qu’à ceux de qui elle se croyait offensée. La Reine en convenoit, et elle n’avoit que la répugnance de se voir privée du plaisir de me regarder continuellement avec des yeux de mere, qui lui faisoient découvrir en moi des graces que je ne devais qu’à sa prévention.

Elle étoit encore irrésolue sur ce qu’elle avoit à faire, lorsqu’un Voisin puissant crut qu’il lui seroit facile de s’emparer des Etats d’un enfant gouverné par une femme. Il était entré dans mon Royaume avec une armée formidable. La Reine en leva une à la hâte, & avec un courage au-dessus de son sexe, elle se mit à la tête de ses troupes, & alla défendre nos frontieres. Ce fut alors que forcée de me quitter, elle ne put se dispenser de confier à la Fée le soin de mon éducation. Je fus remis entre ses mains, après qu’elle eut fait le serment le plus sacré pour elle, que sans aucune difficulté elle me ramèneroit à la Cour aussi-tôt que la guerre seroit finie, que ma mère comptoit être terminée dans un an au plus tard. Mais malgré tous les avantages qu’elle remporta, il ne lui fut pas possible de revoir sitôt notre capitale. Pour profiter de sa victoire après avoir chassé l’ennemi hors de nos Etats, elle le poursuivit dans les siens.

Elle prit des provinces entieres, gagna des batailles, & réduisit enfin le vaincu à demander une paix honteuse qu’il n’obtint qu’à des conditions fort dures. Après ces heureux succès, la Reine partit triomphante, et goûta d’avance le plaisir de me revoir. Mais ayant appris sur sa route, que contre la foi des traités, l’indigne ennemi avait fait égorger nos garnisons, & repris presque toutes les puces qu’il avoit été obligé de céder, elle fut contrainte de retourner sur ses pas. L’honneur l’emportoit sur l’empressement qui la rappeloit auprès de moi, & elle forma la résolution de ne point finir la guerre, qu’elle n’eût mis son ennemi hors d’état de lui faire de nouvelles trahisons.

Le tems qu’elle employa à cette seconde expédition fut fort considérable. Elle s’était flattée que deux ou trois campagnes suffiraient ; mais elle avait à combattre contre un adversaire aussi habile que fourbe. Il eut l’industrie de faire révolter des Provinces, ou de débaucher des bataillons entiers, ce qui força la Reine à ne se pas éloigner de son armée pendant quinze ans. Elle ne pensa point à m’appeler auprès d’ elle, elle se flattoit toujours d’être à son dernier mois d’absence & sur le point de venir me revoir.

Cependant la Fée, conformément a sa parole, avoit donné tous ses soins pour mon éducation. Depuis le jour qu’elle m’avoit reconduit dans mon Royaume, elle étoit restée auprès de moi, & n’avoit cessé de me donner des marques de son attention sur ce qui concernoit ma santé & mes plaisirs. Par mon respect, je lui marquai combien j’étoit sensible à ses bontés ; j’avois pour elle les mêmes égards & les mêmes empressemens que j’eusse eu pour ma mere, & la reconnoissance m’inspiroit en sa faveur des sentimens aussi tendres.

Pendant quelque tems elle en parut satisfaite. Mais elle fit un voyage de quelques années, dont elle ne me communiqua point le secret, & à son retour admirant l’effet de ses soins, elle conçut pour moi une tendresse différente de celle d’une mère. Elle m’avoit permis de lui donner ce nom, mais alors elle me le défendit. J’obéis, sans m’informer des raisons qu’elle pouvoit avoir, ni la soupçonner de ce qu’elle exigeoit de moi.

Je voyois bien qu’elle n’étoit pas contente : mais pouvois-je imaginer la raison des plaintes qu’elle faisoit sans cesse sur mon ingratitude ? J’étois d’autant plus surpris de ses reproches que je ne croyois pas les mériter. Ils étoient toujours suivis ou précédés des plus tendres caresses. J’avois trop peu d’expérience pour les entendre. Il fallut qu’elle s’expliquât ; elle le fit un jour, que je lui témoignois un chagrin mêlé d’impatience touchant le retardement de la Reine. Elle m’en fit quelques reproches. Et sur ce que je l’assurois que ma tendresse pour ma mere n’altéroit en aucune maniere celle que je lui devois, elle me répondit qu’elle n’en étoit point jalouse, quoiqu’elle eût fait beaucoup pour moi, & qu’elle eût résolu de faire encore davantage. Mais elle ajouta, que pour donner une libre cours aux desseins qu’elle formoit en ma faveur, il falloit que je l’épousasse ; qu’elle ne vouloit pas être aimée de moi comme une mère, mais comme une amante, qu’elle ne doutoit pas que je ne reçusse sa proposition avec reconnoissance, & que je n’eusse beaucoup de joye à l’accepter ; qu’il n’étoit donc plus question que de m’abandonner au plaisir que devoir me causer la certitude de posséder une si puissante Fée, qui me garantiroit de tous les dangers, & me procureroit une vie pleine de charmes & comblée de gloire.

A cette proposition je fus embarrassé. Elevé dans mon propre pays, je connoissois assez le monde pour avoir observé parmi les personnes mariées, qu’il y en avoit d’heureuses par la conformité d’âge & d’humeur, & d’autres très-à-plaindre, parce que des circonstances différentes avoient mis entr’elles une antipathie qui pouvoit faire leur supplice.

La Fée vieille, laide, & d’un caractère hautain, ne me faisoit pas espérer une destinée aussi agréable qu’elle me la promettoit. J’étoit bien éloigné de sentir pour elle, ce qu’il faut sentir pour une personne avec qui l’on veut passer agréablement sa vie. Je ne voulois pas d’ailleurs m’engager dans un âge si peu avancé. Je n’avois d’autre passion que celle de revoir la Reine, & de me signaler à la tête de ses armées. Je soupirois après ma liberté, c’étoit la seule chose qui me pouvoit flatter, & la seule qu’elle me refusoit.

Je l’avois souvent suppliée de me permettre d’aller partager les périls, où je savois que la Reine le précipitoit pour mes intérêts. Mais mes prieres jusques à ce jour furent inutiles. Pressé de répondre à l’étonnante déclaration qu’elle me faisois, je fus embarrassé ; je la fis ressouvenir qu’elle m’avoit souvent dit qu’il ne m’étoit pas permis de disposer de moi sans les ordres de ma mere, & pendant son absence. C’est comme je l’entends, reprit-elle ; je ne voudrois pas vous obliger d’en user autrement : Il me suffit que vous vous en rapportiez à la Reine.

Je vous ai déjà dit, belle Princesse, que je n’avois pu obtenir de cette Fée la liberté d’aller trouver la Reine ma mère. Le désir qu’elle avoit d’avoir son consentement, qu’elle s’attendoit d’obtenir, l’obligea de m’accorder, sans même le lui demander, ce qu’elle m’a voit toujours refusé. Mais elle y mit une condition qui ne me fut pas agréable, ce fut de m’accompagner : je fis mes efforts pour l’en détourner, il me fut impossible, & nous partîmes suivis d’une nombreuse escorte.

Nous arrivâmes la veille d’une affaire décisive. La Reine avoit mis les choses si bien en état, que le lendemain devoit décider du sort de l’ennemi, qui n’avoit plus de ressource s’il perdoit cette bataille. Ma présence causant dans le camp un extrême plaisir, ne fit qu’augmenter le courage des troupes, qui de mon arrivée tirèrent un augure favorable pour la victoire. La Reine en pensa mourir de joye. Mais après ce premier transport, le plaisir, qui l’avoit causé, fit place aux plus vives allarmes. Pendant que je me flattois du doux espoir d’acquérir de la gloire, la Reine frémissoit à la vue du danger, où j’allois m’exposer. Trop généreuse pour vouloir m’en détourner, elle me pria au nom de toute sa tendresse de me menager autant que l’honneur le pourroit permettre. Elle supplia la Fée de ne me pas abandonner en cette occasion. Ses sollicitations n’étoient pas nécessaires : la trop susceptible Intelligence appréhendoit autant que la Reine, parce qu’elle n’avoit point de secret pour me préserver des hazards de la guerre. Au reste, en m’inspirant dans un instant l’art de commander une Armée, & la prudence convenable pour un si grand emploi, elle fit beaucoup. Les Chefs les plus expérimentés m’admirerent. Devenu maître du champ de bataille, la victoire fut complette ; j’eus le bonheur de sauver la vie à la Reine, & d’empêcher qu’elle ne fut prisonniere de guerre. Les ennemis furent poursuivis avec tant de vigueur qu’ils abandonnerent leur camp, perdirent leur bagage & plus des trois quarts de leur armée, tandis que nous n'avions fait qu’une perte très-médiocre.

Une légere blessure que je reçus fut le seul avantage dont l’ennemi put se vanter. Mais cet événement faisant craindre à la Reine que, si la guerre continuoit, il ne m’arrivât de plus grands malheurs, malgré les vœux de toute l’armée, de qui ma présence avoit redoublé la fierté, elle fit la paix à des conditions même plus avantageuses, que les vaincus n’eussent osé l’espérer.

Peu de tems après nous reprîmes le chemin de la Capitale. Les occupations de la guerre, & la présence éternelle de ma vieille conquête, m’avoient empêché de prévenir la Reine sur cet incident. Elle eut la surprise entiere, lorsque cette Mégère lui dit sans détour qu’elle étoit résolue de m’épouser incessamment. Cette déclaration se fit dans ce même Palais, non pas aussi superbe qu’il l’est aujourd’hui. C’étoit la maison de plaisance du feu Roi, à l’embellissement de laquelle mille occupations n’avoient pu lui permettre de penser. Ma mere qui chérissoit ce qu’il avoit aimé, le choisit par préférence pour s’y délasser des fatigues de la guerre.

A la déclaration de la Fée, ne pouvant se rendre maîtresse de son premier mouvement, & ne sachant pas l’art de feindre, elle s’écria ; Songez-vous, Madame, au bizarre assortiment que vous me proposez ? Il est vrai qu’il étoit impossible d’en trouver un plus ridicule. Outre la vieillesse presque décrépite de la Fée, elle étoit laide à faire peur. Ce n’étoit pas les années qui l’avoient enlaidie ; si elle eût eu de la beauté dans sa jeunesse, elle auroit pû la conserver par le secours de son art : mais laide naturellement, sa puissance ne lui pouvoit donner des beautés artificielles pour plus d’un jour tous les ans, & ce jour passé, elle revenoit dans son premier état.

La Fée fut surprise de la déclaration de la Reine. Son amour propre lui cachoit tout ce qu’elle avoit d’affreux, & elle comptoit que sa puissance devoit suppléer aux appas dont elle étoit dépourvue. Qu’entendez-vous, dit-elle à la Reine, par ce terme de bizarre assortiment ? Songez qu’il y a de l’imprudence à m’en faire souvenir, lorsque je daigne l’oublier. Vous ne devez penser qu’à vous féliciter d’avoir un fils assez aimable pour que son mérite me le fasse préférer aux plus puissans génies de tous les élémens ; & puisque je daigne m’abaisser jusqu’à lui, recevez avec respect l’honneur que j’ai la bonté de vous faire, sans me donner le tems de m’en dédire.

La Reine aussi fiere que la Fée, n’avoit jamais compris qu’il y eût un rang au-dessus du trône. Elle faisoit peu de cas de l’honneur prétendu que lui offroit l’Intelligence. Ayant toujours commandé à ce qui l’approchoit, elle n’ambitionnoit point l’avantage d’avoir une belle - fille à qui il fallût rendre des respects. Ainsi loin de répondre, elle resta comme immobile, & se contenta d’avoir les yeux fixés sur moi. J’étois aussi surpris qu’elle, & la regardant du même air qu’elle me regardoit, il ne fut pas difficile à la Fée de connoître que notre silence exprimoit naïvement des sentimens fort opposés à la joye qu’elle vouloit nous inspirer.

Que signifie ce que je vois ? dit-elle avec aigreur. D’où vient que la mere & le fils ne disent rien ? Cette agréable surprise vous a-t-elle enlevé l’usage de la voix, ou seriez-vous assez aveugles & téméraires pour ne pas accepter mes offres ? Parlez, Prince, me dit-elle : serez-vous assez ingrat & assez imprudent pour mépriser ma bonté, ne consentez-vous pas dès ce moment à me donner la main ?

Non, Madame, je vous assure, repris - je avec précipitation. Quoique j’aye une sincere reconnoissance de ce que je vous dois, je ne puis me résoudre à m’en acquiter de cette sorte, & avec la permission de la Reine, je ne veux pas sitôt perdre ma liberté. Donnez-moi tout autre moyen de reconnoître vos bontés. Je n’en trouverai point d’impossible. Mais pour celui que vous me proposez, dispensez-moi, s’il vous plait, de l’employer, car … Comment, chetive créature, interrompit-elle avec fureur, tu oses me résister ; & vous, stupide Reine, vous voyez sans indignation un tel orgueil ? Que dis-je ? Sans indignation ! C’est vous même qui l’authorisez, puisque c’est dans vos regards insolens qu’il a puisé l’audace de sa réponse.

La Reine déja piquée des expressions méprisantes dont la Fée s’étoit servie, ne fut plus maîtresse de se contenir, & jettant par hazard les yeux sur une glace devant laquelle nous étions dans le tems que cette méchante Fée la pressoît encore : Que puis-je vous dire, reprit-elle, que vous n’eussiez dû vous représenter vous-même. Daignez donc considérer sans prévention les objets que cette glace vous présente, elle vous répondra pour moi. La Fée comprit aisément ce que la Reine vouloit dire. C’est donc la beauté de ce précieux fils qui vous rend si vaine, lui dit-elle, & c’est ce qui m’expose à un refus honteux. Je vous parois indigne de lui : Eh bien, poursuivit-elle, en élevant sa voix d’un ton furieux, après avoir donné tous mes soins à le rendre si charmant, il faut que je couronne mon Ouvrage, & que je vous donne à tous deux une matière aussi nouvelle, que sensible, pour vous faire souvenir de ce que vous me devez. Va, malheureux, me dit-elle, vante-toi de m’avoir refusé ton cœur & ta main, & fais-en le sacrifice à celle que tu trouveras en être plus digne que moi.

En disant ces mots, ma terrible Amante me donna un coup sur la tête. Il fut si pésant, que je tombai la face contre terre, & que je me crus accablé par la chûte d’une montagne. Tout courroussé de cette insulte, je voulus me relever, mais il me fut impossible. Le poids de mon corps etoit si lourd, qu’il m’en empêcha ; tout ce que je pus faire, fut de me soutenir sur mes mains, devenues en un instant d’horribles pattes, dont la vue me fit appercevoir de mon changement. C’est le même sous lequel vous m’avez trouvé. Dans l’instant je jettai les yeux sur la fatale glace, & il ne me fut plus permis de douter de ma cruelle & subite métamorphose.

La douleur que j’en ressentis me rendit immobile ; la Reine à ce tragique spectacle fut hors d’elle-même. Pour mettre le dernier sceau à sa barbarie, cette furieuse Fée me dit encore d’un air moqueur : Va faire des conquêtes illustres, & plus dignes de toi qu’une auguste Fée. Et comme on n’a point besoin d’esprit, quand on est aussi beau, je t’ordonne de paroître aussi stupide, que tu es affreux, & d’attendre dans cet état, pour reprendra ta première forme, qu’une fille, belle & jeune vienne volontairement te trouver, quoiqu’elle soit persuadée que tu la doive dévorer. Il faut aussi, continua-t-elle, qu’après qu’elle ne craindra plus pour sa vie, elle prenne une assez tendre affection pour te proposer de t’epouser. Jusques à ce que tu rencontres cette rare personne, je veux que tu sois un sujet d’horreur pour toi-même, & pour tous ceux qui te verront … Pour vous, trop heureuse mere d’un si aimable enfant, dit-elle à la Reine, je vous avertis que si vous déclarez à quelqu’un que ce Monstre est votre fils, il ne changera jamais de figure. C’est sans le secours de l’intérêt, de l’ambition, & des charmes de son esprit qu’il la doit quitter. Adieu, ne vous impatientez point, vous n’attendrez pas long-tems. Il est assez mignon pour rencontrer bien-tôt un remède à ses maux.

Ah, cruelle ! s’écria la Reine, si mon refus vous a offensé, vengez-vous sur moi. Prenez ma vie, mais ne détruisez pas votre ouvrage, je vous en conjure … Vous n’y pensez pas, grande Princesse, reprit la Fée d’un ton ironique, vous vous abaissez trop, je ne suis pas assez belle, pour que vous daigniez m’entretenir. Mais je suis ferme dans mes volontés, adieu, puissante Reine, adieu, beau Prince, il n’est pas juste que je vous fatigue davantage de mon odieuse présence. Je me retire, mais il me reste encore la charité de t’avertir, en se tournant de mon côté, qu’il faut oublier qui tu es. Si tu te laisses flatter par de vains respects, ou par des titres fastueux, tu es perdu sans ressource, & tu te perds encore, si tu oses faire usage de ton esprit pour plaire dans la conversation.

Après ces mots, elle disparut, & nous laissa la Reine & moi dans un état qui ne se peut ni décrire, ni imaginer. Les plaintes font la consolation des malheureux. C’étoit pour nous un trop foible secours. Ma mère prit le parti de se poignader, & moi d’aller me précipiter dans le canal voisin. Nous allions l’un & l’autre, sans nous l’être communiqué, exécuter un si funeste dessein, mais une personne d’une taille majestueuse & dont l’air inspiroit un respect profond, vint nous faire connoître qu’il y a de la lâcheté à succomber aux plus grands accidens & qu’avec du tems & du courage il n’est point d’infortune qu’on ne puisse vaincre. Mais la Reine étoit inconsolable, ses yeux versoient abondamment des larmes, & ne sachant comment apprendre à ses sujets que leur Souverain étoit changé en une horrible Bête, elle n’avoit pour unique ressource qu’un désespoir affreux. La Fée (car c’en étoit une, & la même que vous voyez ici) sachant & sa douleur & son embarras, la fit souvenir de l’obligation indispensable où elle étoit de cacher à ses peuples cette effroyable avanture ; elle lui remontra que sans s’abandonner au désespoir, s’il valloit mieux chercher un remède à ses maux.

En est-il, s’écria la Reine, qui soit assez puissant pour empêcher que les volontés d’une Fée n’ayent leur exécution ? Oui, Madame, répondit la Fée, il y a des remédes, à tout. Je suis Fée, comme celle de qui vous venez d’éprouver la fureur ; je n’ai pas moins de pouvoir ; il est vrai que je ne puis réparer à l’instant le mal qu’elle vous a fait, car il ne nous est pas permis de nous opposer directement à la volonté des unes & des autres. Celle qui cause votre infortune a plus vécu que moi ; parmi nous l’ancienneté est un titre respectable. Comme elle n’a pû s’empêcher de mettre une condition qui peut faire cesser le charme funeste, je vous y servirai. J’avoue qu’il est difficile de terminer cet enchantement, mais la chose ne me paroît pas impossible, en y donnant tous mes soins : voyons ce que je puis faire pour vous.

Alors elle tira une livre de sa robe, & après avoir fait quelques pas mystérieux, elle s’assit devant une table, & lut pendant un tems considérable avec une application qui la faisoit suer. Ensuite elle ferma son livre, & rêva profondément. Elle avoit un air si sérieux, qu’elle nous donna lieu de croire pendant quelque tems que mon malheur étoit irréparable. Mais revenue de son extase, & sa phisionomie reprenant sa beauté naturelle, elle nous apprit qu’elle avoit une reméde à nos maux. Il sera lent, me dit-elle, mais il sera certain. Gardez votre sécret, qu’il ne transpire pas, & qu’aucun ne sache que vous êtes caché sous cet horrible déguisement, car vous n'ôteriez le pouvoir de vous en délivrer. Votre ennemie se flatte, que vous le divulguerez, c’est pour cela qu’elle ne vous a pas ôté l’usage de la parole.

La Reine trouva cette condition impossible, parce que deux de ses femmes avoient été présentes à cette fatale avanture & qu’elles estoient sorties toutes effrayées, ce qui n’auroit pas manqué d’exciter la curiosité des Gardes & des Courtisans. Elle s’imaginoit que toute sa Cour en étoit informée, & que son Royaume & même tout l’univers en seroit bien-tôt instruit. Mais la Fée savoit un moyen pour empêcher que ce mystere n’éclatât. Elle fit alors quelques tours, tantôt gravement, quelquefois précipités ; elle y joignit des mots que nous ne comprîmes pas, & finit par lever la main de l’air d’une personne qui commande avec un pouvoir absolu. Ce geste joint à ce qu’elle avoit prononcé fut si puissant, que tous ceux qui respiroient dans le Château devinrent immobiles, & furent changés en Statues. Ils sont encore dans le même état : ce sont les figures que vous voyez en différens lieux, & dans les mêmes attitudes où les ordres pressans de la Fée les ont surpris.

La Reine qui dans ce moment jetta les yeux sur la grande cour, s’aperçut du changement d’un nombre prodigieux de personnes.

Le silence qui succéda tout d’un coup à l’agitation d’un grand peuple, fit naître en son cœur des mouvemens de compassion pour tant d’innocens, qui perdoient la vie à cause de moi. Mais la Fée la rassura en lui disant, qu’elle ne laisseroit ses sujets en cet état, qu’autant que leur discrétion seroit nécessaire. C’est une précaution dont il falloit user. Mais elle promit qu’elle les dédommageroit, & que le tems qu’ils passeroient ainsi ne seroit pas compté sur leurs jours. Ils rajeuniront d’autant, ainsi que votre pitié cesse, dit la Fée à la Reine ; laissons-les ici avec votre fils. Il y sera en sureté, parce que je viens d’élever des brouillards si épais aux environs de ce Château, qu’il fera impossible d’y pénétrer que lorsque nous le jugerons à propos. Je vas vous remettre, continua-t-elle, où votre présence est nécessaire ; vous avez à craindre des mouvemens de la part de vos ennemis. Ayez soin de publier que la Fée qui a élevé votre fils, l’a retenu auprès d’elle pour un important dessein, & qu’elle a gardé toutes les personnes qui vous ont suivis.

Ce ne fut pas sans répandre des larmes que ma mère se vit obligée de me quitter. La Fée lui renouvella les assurances de veiller toujours sur moi, & lui protesta que je n’avois qu’à souhaiter pour voir accomplir mes désirs. Elle ajouta que mes malheurs finiroient, pourvû qu’elle ou moi n’y missions pas d’obstacle par quelque trait d’imprudence. Toutes ces promesses ne furent pas capables de consoler ma mere : elle eût désiré rester auprès de moi, & laisser à la Fée, ou à celui qu’elle jugeroit le plus digne, le soin de gouverner son Royaume. Mais les Fées commandent avec empire, & veulent qu’on leur obéisse. Ma mere craignant par un refus d'augmenter mes infortunes, & de me priver des secours de cette Intelligence bienfaisante, consentit à tout ce qu’elle exigea d’elle. Elle vit arriver un beau char ; il étoit tiré par les mêmes Cerfs blancs qui l’ont amenée aujourd’hui. La Fée fit monter la Reine auprès d’elle ; à peine eut-elle le tems de m’embrasser : ses intérêts l’appelloient ailleurs, & elle étoit avertie qu’un plus long séjour dans ces lieux m’auroit nui. Elle fut conduite avec une vîtesse extraordinaire, où son armée étoit campée. On n’y fut point étonné de la voir arriver dans cet équipage. Chacun la croyoit avec la vieille Fée, parce que celle-ci qui l’accompagnoit ne se fit pas connoître, & repartit aussi-tôt : ce fut pour se rendre dans ces lieux, que dans un instant elle embellit de tout ce que son art & son imagination lui purent fournir.

Cette obligeante Fée me permit d’y ajouter encore tout ce qui me feroit plaisir ; & après avoir fait pour moi tout ce qu’elle pouvoit, elle me quitta, en m’exhortant à prendre courage, & en me promettant de venir de tems en tems m’instruire des espérances qu’elle avoit conçues en ma faveur.

Je paroissois être seul dans le Palais : cependant je ne l’étois que par les yeux : on me servoit comme au milieu de ma Cour, & mes occupations furent à peu près les mêmes, que celles que vous eûtes dans la suite. Je lisois, j’allois au spectacle, je cultivois un jardin que j’avois fait en m’amusant, & les agrémens me suivoient dans tout ce que j’entreprenois. Ce que je plantois ne mettoit pas plus d’un jour à acquérir sa perfection. Il n’en a pas fallut davantage au berceau de Rose à qui je dois le bonheur de vous voir ici.

Ma Bienfaitrice me venoit voir fort souvent, ses promesses & sa présence adoucissoient mes peines. La Reine par son moyen avoit de mes nouvelles, & j’avois des siennes. Un jour je vis arriver la Fée. La joie brilloit dans ses yeux. Elle me dit, cher Prince, le moment de votre bonheur approche. Alors elle m’apprit que celui que vous croyez votre pere, avoit passé la nuit fort mal à son aise dans la forêt. Elle me rendit compte en peu de mots l’avanture qui l’avoit fait mettre en chemin, sans m’instruire de la vérité de votre naissance. Elle m’apprit que ce bon-homme étoit forcé de venir chercher un asyle contre les maux qu’il avoit enduré depuis vingt-quatre heures.

Je vais, me dit-elle, donner ordre pour sa réception. Il faut qu’elle soit agréable. Il a une fille charmante, je prétends que ce soit elle qui vous délivre. J’ai fait attention aux conditions que ma cruelle compagne a mises à votre désenchantement. C’est un bonheur de ce qu’elle n’a pas ordonné que celle qui doit vous délivrer, vienne ici par amour pour vous. Au contraire elle a dit qu’elle devoit craindre la mort, & même s’y exposer volontairement. J’imagine un moyen pour l’obliger à cette démarche. Ce sera de lui faire croire que la vie de son pere est en danger, & qu’elle n’a point d’autres moyens de le sauver. Je sçai que pour ne point causer de dépense à ce vieillard, elle ne lui a demandé qu’une Rose, tandis que ses sœurs l’ont accablé de commissions indiscretes. Lorsqu’il en trouvera l’occasion favorable, il la satisfera. Cachez-vous sous le berceau, & le saisissant dès qu’il aura commencé à cueillir des Roses, faites-lui craindre que la mort ne soit la punition de son audace, à moins qu’il ne vous donne une de ses filles, ou plutôt qu’elle ne se donne elle-même, suivant l’ordre prescrit par notre ennemie. Cet homme, outre celle que je vous destine, a cinq autres filles. Aucune d’elles n’est assez généreuse pour racheter les jours de leur pere au prix de la sienne, la seule Belle est capable de cette grande action.

J’exécutai exactement les ordres de la Fée. Vous sçavez, belle Princesse, quel en fut le succès. Le Marchand pour sauver sa vie me promit ce que je lui demandois. Je le vis partir sans pouvoir me persuader qu’il reviendroit avec vous. Je le désirois, & je n’osois m’en flatter. Que de maux j’ai soufferts pendant tout le mois qu’il me demanda ! Je ne désirai d’en voir la fin, que pour être plus certain de mon malheur. Je ne pouvois m’imaginer qu’une jeune personne belle & aimable eût le courage de venir chercher un monstre dont elle croyoit devenir la proie. Quand elle eût eu assez de fermeté, il falloit qu’elle demeurât avec moi, sans qu’il lui fût permis de se repentir de sa démarche, & cela me paroissoit un obstacle invincible. D’ailleurs comment auroit-elle pu supporter ma présence sans mourir de frayeur ?

Je passois ma misérable vie, au milieu de ces tristes réflexions, & jamais je ne fus plus à plaindre. Cependant le mois s’écoula, & ma protectrice m’annonça votre arrivée. Vous vous souvenez sans doute de la pompe avec laquelle vous fûtes reçue, n’osant par des discours vous marquer ma joie ; pour vous en donner des marques, j’empruntai le secours de la magnificence. La Fée pleine d’attention pour moi, me défendit de me faire connoître, quelque frayeur que je pusse vous inspirer, ou quelque bonté que vous me témoignassiez. Il ne m’étoit pas permis de chercher à vous plaire, ni de vous marquer de l’amour, & enfin de me découvrir. Je ne pouvois que me retrancher fur une excessive bonté, car par bonheur la maligne Fée avoir oublié de me défendre de vous en donner des preuves.

Cette loi me parut dure, mais il m'y fallut souscrire, & je formai la résolution de ne me présenter devant vous que quelques momens par jour, de fuir les conversations liées, pour empêcher que mon cœur ne se livrât à la tendresse. Vous arrivâtes, charmante Princesse, & le premier coup d’œil que je jettai sur vous, produisit en moi un effet tout opposé à celui que ma monstrueuse figure devoit faire en vous. Vous voir & vous aimer à l’instant, fut la même chose pour moi. N’entrant qu’en tremblant dans votre appartement, ma joie fut excessive de voir que vous souteniez ma vûe d’un air plus intrépide que je ne la soutenois moi-même. Vous me fîtes un plaisir infini, quand vous me déclarâtes que vous vouliez bien demeurer avec moi. Par un effet de l’amour propre, qui me suivois jusques sous la plus épouvantable forme, je crus m’appercevoir que vous ne me trouviez pas aussi hideux que vous vous y étiez attendue.

Votre pere partit content. Mais ma douleur redoubloit, lorsque je pensois que je ne devois vous plaire, que par la seule bisarrerie de votre goût. Votre maintien, vos discours aussi sages que modestes, tout en vous me faisoit connoître que vous n’agissiez que par des principes que la raison & la vertu vous dictoient ; c’est ce qui ne me permettoit pas de me flatter de l’espérance d’un heureux caprice. J’étois au desespoir de ne pouvoir employer auprès de vous d’autres termes que ceux que la Fée m’avoit dictés, & qu’elle avoit choisis exprès bas & puérils.

En vain je lui représentai qu’il n’étoit pas naturel que vous acceptassiez la proposition de coucher avec moi. A cela elle ne me répondit rien autre chose que Patience, perséverance, ou tout est perdu. Pour vous dédommager de ma ridicule conversation, elle m’assura qu’elle alloit vous donner toutes sortes de plaisirs, & à moi l’avantage de vous voir continuellement, sans vous épouvanter, & sans être forcé de vous dire des impertinences. Elle me rendoit invisible, & j’avois la satisfaction de vous voir servir par des esprits, qui l’étoient de même, ou qui se montroient à vous sous diverses formes d’animaux.

Bien plus, la Fée en dirigeant vos songes, vous faisoit voir ma figure la nuit en idée, & le jour par mes portraits, & me faisoit vous parler par la voye des songes, comme je pensois, & comme je vous aurois parlé moi-même. Vous sûtes confusément mon secret, & mes espérances qu’elle vous invitoit de remplir, & par le moyen d’un miroir constellé, j’étois témoin de vos conversations, & j’y voyois, ou tout ce que vous vous imaginiez dire, ou tout ce que vous pensiez. Cette situation ne suffisoit pas pour me rendre heureux, je ne l’étois qu’en songe, & mes infortunes étoient réelles. L’amour extrême, que vous m’aviez inspiré, m’obligeoit à me plaindre de la contrainte où je vivois. Mais mon état fut bien plus triste, quand je m’apperçûs que ces beaux lieux n’avoient plus de charmes pour vous. Je vous voyois verser des larmes, qui me perçoient le cœur, & penserent me pendre. Vous me demandâtes si j’étois seul ici ; peu s’en fallut qu’abandonnant ma feinte stupidité, je ne vous fisse des sermens pour vous en assurer. Ils eussent été dans des termes dont vous auriez été étonnée, & ils vous eussent fait soupçonner que je n’étois pas si grossier, que je le voulois paroître.

J’allois même vous le faire connoître, lorsque la Fée invisible pour vous, s’offrit à mes regards. Par son air menaçant qui m’épouvanta, elle trouva le secret de me faire taire. De quel moyen, ô Ciel ! se servit - elle pour m’imposer silence ? Elle s’approcha de vous le poignard à la main, & me fit signe que le premier mot que je prononcerois vous coûteroit la vie. J’en fus si effrayé que je repris naturellement la stupidité qu’elle m’ordonna d’affecter.

Je n’étois pas au bout de mes peines. Vous me témoignâtes avoir envie d’aller chez votre pere ; je vous le permis sans balancer. Pouvois-je vous refuser quelque chose ? Mais je regardai votre départ comme le coup de la mort ; & sans les soins de la Fée, j’y aurois succombé. Pendant votre absence, cette généreuse Intelligence ne m’abandonna point. Elle me réserva de ma propre fureur, je m’y serois livré, n’osant me flatter que vous revinssiez. Le tems que vous aviez passé dans ce Palais rendoit mon premier état plus insupportable qu’il ne l’avoit été d’abord, puisque je me trouvois le plus malheureux de tous les hommes, sans espérance de pouvoir vous le faire connoître.

La plus douce de mes occupations étoit de parcourir les lieux où vous alliez le plus souvent ; mais mon chagrin redoubloit, en ne vous y voyant plus. Les soirs & les heures où j’avois le plaisir de vous entretenir un moment, redoubloient mon affliction, & m’étoient encore plus cruels. Ces deux mois, les plus longs de ma vie, finirent enfin, & je ne vous vis point revenir. Ce fut alors que mon malheur se trouva à son dernier période, & que la puissance de la Fée fut trop foible pour me garantir de succomber à mon désespoir. Les précautions qu’elle prit pour m’empêcher d’attenter à ma vie, furent inutiles. J’avois un sûr moyen qui excédoit son pouvoir, c’étoit de ne plus prendre de nourriture. Par la force de son art, elle eut encore la puissance de me soutenir quelque tems ; mais ayant épuisé tous ses secrets sur moi, je m’affoiblissois peu à peu : enfin, je n’avois plus qu’un moment à vivre, quand vous vintes m’arracher à la mort.

Vos précieuses larmes, plus efficaces que tous les cordiaux des génies déguisés, retinrent mon ame prête à sortir. En connoissant par vos plaintes que je vous étois cher, je goûtai une félicité parfaite, & elle fut à son comble lorsque vous m’acceptâtes pour Epoux. Cependant il ne me fut pas encore permis de vous découvrir mon secret, & la Bête fut obligé de se coucher auprès de vous, sans oser vous faire connoître le Prince. Je fus à peine sur votre lit, que mes impatiences cesserent. Vous sçavez qu’aussi-tôt je tombai dans une léthargie, qui n’a fini qu’à l’arrivée de la Fée & de la Reine. En m’éveillant je me suis trouvé tel que me voilà, sans pouvoir dire de quelle sorte mon changement s’est fait.

Vous avez été témoin du reste, mais vous n’avez pû juger qu’imparfaitement de la douleur que me causoit l’opiniâtreté de ma mere, qui s’opposoit à un himen si juste & si glorieux pour moi. J’étois résolu, Princesse, à redevenir plutôt Bête que de perdre l’espoir d’être l’époux d’une personne si vertueuse & si charmante. Quand le secret de votre naissance eût toujours été pour moi un mystere, la reconnoissance & l’amour ne m’auroient pas moins fait sentir qu’en vous possedant, je ferois le plus heureux de tous les hommes.

Le Prince finit ainsi, & la Belle allait lui répondre, lorsqu’elle en fut empêchée par un bruit de voix éclatantes, & d’instrumens guerriers, qui cependant n’annonçoient rien de sinistre. Ils mirent la tête à la fenêtre, & la Fée & la Reine qui revenoient de leur promenade en firent autant.

Ce bruit procédoit de l’ arrivée d’un homme, qui selon les apparences devoit être un Roi. L’escorte qui l’environnoit avoit toutes les marques de la dignité royale, & lui-même en sa personne faisoit voir un air de majesté qui ne démentoit point la magnificence dont il étoit accompagné. Ce Prince parfaitement bien fait, quoiqu’il ne fût plus dans sa première jeunesse, montroit qu’il avoit eu peu d’égaux dans le printems de son âge. Il étoit suivi de douze gardes, & de quelques courtisans en habits de chasse, qui paroissoient aussi étonnés que leur maître, de se trouver dans un Château qui leur étoit inconnu. On lui rendit les mêmes honneurs que s’il eût été dans ses propres Etats, & le tout par des invisibles, car ils entendoient des cris de joie & de fanfares, & ils ne voyoient personne. La Fée en le voyant paroître dit à la Reine : voilà le Roi votre frère, & le Pere de la Belle, il ne s’attend point au plaisir de vous trouver ici. Il en sera d’autant plus satisfait , que comme vous le sçavez, il croit sa fille morte depuis long-tems. Il la regrette encore aussi-bien que sa femme, de qui il conserve un tendre souvenir. Ce discours augmenta l’impatience que la jeune Reine & la Princesse avoient d’embrasser ce Prince, ils arrivèrent promptement dans la cour, au moment que lui-même descendoit de cheval. Il les apperçut sans les pouvoir connoître : mais ne doutant point qu’elles ne vinssent au-devant de lui, il ne savoit quel compliment leur faire, ni de quels termes se servir, lorsque la Belle se jettant à ses genoux, les embrassa en l’appellant son pere.

Ce Prince la releva, & la serrant tendrement entre ses bras, ne comprenoit point pourquoi elle lui donnoit ce nom. Il s’imagina qu’elle pouvoit être une Princesse orpheline & opprimée qui venoit implorer sa protection, & qui ne se servoit des termes les plus touchans, que pour obtenir l’effet de sa demande. Il étoit prêt à l’assurer qu’il alloit faire en sa faveur tout ce qui dependroit de lui, lorsqu’il reconnut la Reine sa sœur, qui l’embrassant à son tour, lui présenta son fils. Elle lui fit connoître une partie des obligations qu’elle & lui avoient à la Belle, & ne lui cacha pas l’affreuse avanture qui venoit de se terminer.

Le Roi loua cette jeune Princesse, & vouloit sçavoir son nom, quand la Fée l’interrompant lui demanda s’il étoit nécessaire de nommer ses parens, & s’il n’avoit jamais connu personne, à qui elle ressemblât assez pour les lui découvrir..... Si je m’en rapportois à ses traits, dit-il, en la regardant fixement & ne pouvant retenir quelques larmes, le nom qu’elle m’a donné m’est légitimement dû ; mais malgré ces signes, & l’émotion où sa vûe me jette, je n’ose me flatter que ce soit ma fille, que j’ai pleurée, puisque j’ai vû les marques certaines qu’elle a été dévorée par les Bêtes sauvages. Cependant, continua-t-il en la considérant de nouveau, elle est parfaitement ressemblante à la tendre & incomparable Epouse, que la mort m’a ravie. Que je suis flatté agréablement de l’espérance de revoir en elle le fruit d’un hymen charmans, dont les chaînes n’ont été que trop tôt rompues !

Vous le pouvez, Seigneur, reprit la Fée, la Belle est votre fille. Sa naissance n’est plus un secret ici. La Reine & le Prince savent qui elle est. Je ne vous ai fait venir que pour vous en instruire : mais nous ne sommes point dans un lieu commode pour faire le détail de cette avanture : entrons dans le Palais, vous vous y reposerez quelques momens, & ensuite je vous raconterai ce que vous desirez savoir. Après la joie que vous aurez ressentie de retrouver une fille si belle, & si vertueuse, je vous ferai part d’une autre nouvelle, à laquelle vous ne serez pas moins sensible.

Le Roi accompagné de sa fille & du Prince, fut conduit par les officiers singes dans l’appartement que la Fée lui avoit destiné.

L’Intelligence prit ce tems pour rendre aux statues la liberté de parler de ce qu’elles avoient vû. Comme leur sort avoit fait compassion à la Reine, elle voulut que ce fût par ses mains qu’elles ressentissent la douceur de revoir la lumière. Elle lui donna sa baguette, avec laquelle la Reine ayant décrit par son ordre sept cercles en l’air, elle prononça ces mots d’une voix naturelle, Animez-vous, votre Roi est sauvé. Toutes ces figures immobiles se remuerent, commencerent à marcher, & à agir comme ci-devant, ne se souvenant que confusément de ce qui leur étoit arrivé.

Après cette cérémonie, la Fée & la Reine retournèrent auprès du Roi, qu’ils trouverent en conversation avec la Belle & le Prince. Tour-à-tour il leur faisoit des caresses, & sur-tout à sa fille, à laquelle il demanda cent fois comme elle avoit été sauvée des bêtes féroces, qui l’avaient emportée, sans faire réflexion qu’elle lui avoit répondu dès la premiere fois qu’elle n’en sçavoit rien, & qu’elle avoit même ignoré le secret de sa naissance. De son côté le Prince parloit sans être entendu, répétant cent fois les obligations qu’il avoit à la Princesse Belle. Il auroit aussi désiré prévenir le Monarque’ sur les promesses que la Fée lui avoit faites de lui en accorder la possession, & le prier de ne pas refuser un agréable consentement à son alliance. Cet entretien & ses caresses furent interrompus par l’arrivée de la Reine & de la Fée. Le Roi, qui retrouvoit sa fille, connoissoit toute l’étendue de son bonheur, mais il ignoroit encore à qui il avoit obligation de ce précieux avantage.

C’est à moi, lui dit la Fée ; & c’est moi seule qui doit vous expliquer l’avanture. Je ne borne pas mes bienfaits à vous en faire le récit, j’ai encore des nouvelles à vous annoncer qui ne sont pas moins agréables. Ainsi, grand Roi, vous pouvoit marquer ce jour parmi les jours heureux de votre vie. La compagnie connoissant que la Fée se préparoit à parler, fit comprendre par son silence qu’elle lui donneroit une grande attention. Pour répondre à leur attente, voici le discours qu’elle tint au Roi.

« La Belle, Seigneur, & peut-être le Prince, sont les seuls ici qui ne savent pas les loix de l’Isle heureuse. C’est pour eux que je vas les expliquer. Il est permis à tous les habitans de cette Isle, & même au Roi, de ne consulter que leur goût dans la personne qu’un chacun doit épouser, afin que rien ne s’oppose à son bonheur. Ce fut en vertu de ce privilege, que vous choisîtes une jeune Bergere, que vous rencontrâtes à la chasse. Ses attraits, sa sagesse, vous la firent trouver digne de cet honneur.

« Toute autre qu’elle, & même des filles élevées en dignité, eussent accepté avec joie & empressement celui de votre maîtresse, mais sa vertu lui fit dédaigner une pareille offre. Vous l’élevâtes sur le Trône, & lui donnâtes un rang, duquel la bassesse de sa naissance sembloit la devoir exclure, mais qu’elle méritoit par la noblesse de son caractere, & la beauté de son ame.

« Vous pouvez vous souvenir que vous eûtes toujours sujet de vous louer de votre choix. Sa douceur, sa complaisance, & sa tendresse pour vous, égalerent les charmes de sa personne. Mais vous ne jouîtes pas long-tems du plaisir de la voir. Après qu’elle vous eut fait pere de la Belle, vous vous trouvâtes obligé de faire un voyage sur vos frontières, pour prévenir une apparence de révolte, dont vous fûtes informé ; pendant ce tems vous fîtes la perte de cette chere épouse, qui vous toucha d’autant plus, que vous joignîtes à la tendresse que ses appas vous avoient inspiré, la plus parfaite estime pour ses rares qualités. Malgré sa grande jeunesse, & le peu d’éducation que sa naissance lui avoit donné, vous lui trouvâtes une prudence consommée, & vos plus habiles courtisans furent étonnés des sages conseils qu’elle vous donnoit, & des expédiens qu’elle trouvoit pour vous faire réussir dans tous vos projets. »

Le Roi qui avoit toujours conservé sa douleur, & à qui la mort de cette digne épouse étoit toujours presente, ne put entendre ce récit, sans donner de nouveaux témoignages de sensibilité ; & la Fée qui s’apperçut que ce discours l’attendrissoit, lui dit : « Votre sensibilité me prouve que vous méritiez ce bonheur : je ne veux pas vous rappeller davantage un souvenir qui ne peut que vous attrister. Mais je dois vous apprendre que cette prétendue Bergere étoit une Fée, & ma sœur. Informée que L’Isle heureuse étoit un charmante païs, sachant ses loix & la douceur de votre gouvernernent, elle eut envie de la voir.

« L’habit d’une Bergere fut le seul déguisement qu’elle emprunta, pour jouir quelques tems de la vie champêtre, Vous la rencontrâtes dans ce séjour. Ses graces & sa jeunesse vous toucherent. Elle s’abandonna sans contrainte à l’envie de sçavoir si vous aviez autant de charmes dans l’esprit, qu’elle en trouvoit dans votre personne. Elle se fioit à sa qualité & à son pouvoir de Fée, qui la mettroit quand elle voudroit à couvert de vos empressemens, supposé qu’ils fussent jusqu’à l’importunité, & que la condition sous laquelle elle paroissoit, vous fît présumer que sans conséquence vous lui pouviez manquer de respect. Elle ne redoutoit point les sentimens que vous lui pouviez inspirer, & persuadée que sa vertu suffisoit pour la garantir des pièges de l’amour, elle attribuoit ce qu’elle avoit senti pour vous à la simple curiosité de connoître s’il y avoit encore sur la terre des hommes capables d’aimer la vertu dépourvûe des ornemens étrangers, qui la rendent plus brillante & plus respectable au vulgaire, que sa propre qualité, & de qui les secours funestes font souvent donner son nom aux vices les plus abominables.

« Abusée par cette idée, loin de se retirer dans notre azile général comme elle l’avoit d’abord projetté, elle voulut habiter une petite cabane qu’elle s’étoit faite dans la solitude, où vous la rencontrâtes avec une figure fantastique qui représentoit sa mère. Ces deux personnes sembloient vivre du produit d’un prétendu troupeau qui ne craignoit point les loups, n’étant en effet que des génies déguisés. Ce fut dans ce lieu qu’elle reçut vos soins. Ils produisirent tout l’effet que vous pouviez désirer. Elle n’eut pas la force de refuser l’offre que vous lui fîtes de la couronne … Vous connoissiez toute l’étendue de l’obligation que vous lui deviez dans le tems que vous croyiez qu’elle vous devoit tout, & que vous vouliez bien la laisser dans cette erreur.

« Ce que je vous apprends, vous est une preuve sensible que l’ambition n’eut point de part au consentement qu’elle donnoit à vos désirs. Vous n’ignorez pas que nous regardons les plus grands royaumes, comme des biens dont nous faisons présent à qui il nous plaît. Mais elle fit attention à votre généreux procédé, & se croyant heureuse de s’unir à un homme aussi vertueux, elle s’étourdit sur cet engagement, au point qu’elle ne fit aucune réflexion au danger dans lequel elle alloit se précipiter. Car nos loix défendent directement toute alliance avec ceux qui n’ont pas autant de puissance que nous, surtout avant que nous ayons assez d’ancienneté, pour avoir de l’autorité sur les autres, & jouir du droit de présider à notre tour.

« Avant ce tems nous sommes subordonnées à nos anciennes, & pour que nous n’abusions pas de notre pouvoir, nous n’avons celui de disposer de nos personnes, qu’en faveur d’une Intelligence, ou d’un Sage, de qui la puissance soit au moins égale à la nôtre. Il est vrai qu’après la vétérance nous sommes maîtresses de faire quelle alliance il nous plaît ; mais il est rare que nous usions de ce droit, & ce n’est jamais qu’au scandale de l’Ordre, qui ne reçoit cet affront que rarement, encore est-ce de la part de quelques vieilles Fées, qui payent presque toujours cher leur extravagance, car elles épousent de jeunes gens qui les méprisent, & quoiqu’on ne les punisse pas directement, elle le sont suffisamment par les mauvaises façons de leurs époux, de qui il ne leur est pas permis de se venger.

« C’est la seule peine que nous leur imposons. Les désagrémens qui suivent presque toujours les folies qu’elles ont faites, leur ôtent l’envie de relever aux Profanes de qui elles espéroient des égards & des soins, nos secrets avantageux. Ma sœur n’étoit dans aucun de ces cas. Douée de toutes les qualités propres à se faire aimer, il ne lui manquoit que l’âge ; mais elle ne consulta que son l’amour. Elle se flatta de pouvoir tenir son himen secret, elle y réussit quelque tems. Nous n’avons guéres l’usage de nous informer de ce que font celles qui sont absentes. Chacune s’occupe de ses propres affaires, & nous nous répandons dans le monde pour faire du bien ou du mal selon nos inclinations, sans être obligées à notre retour, de rendre compte, de nos actions, à moins que nous n’ayons eu une conduite qui fasse parler de nous, ou que quelques Fées bienfaisantes, touchées des malheureux injustement persécutés, n’en porte ses plaintes. Il faut enfin quelque avanture imprévue, pour qu’on visite le Livre général, dans lequel ce que nous faisons se grave de lui-même au moment que la chose arrive. Excepté ces occasions, nous ne devons paroître à l’assemblée que trois fois l’année, & comme nous voyageons fort commodément, il n’est question pour en être quitte, que d’une présence de deux heures.

« Ma sœur étoit obligée d’éclairer le trône, (c’est ainsi que nous appellons cette corvée) quand il le falloit ; elle vous préparoit de loin une chasse ou un voyage de plaisir, & après votre départ elle affectoit quelque incommodité pour rester seule enfermée dans son cabinet, ou supposoit d’avoir besoin d’écrire, ou de se reposer. On ne s’apperçut point dans votre Palais, ni parmi nous, de ce qu’elle avoit tant d’intérêt de cacher. Ce mystere n’en fut pas un pour moi. Les conséquences en étoient dangéreuses, c’est ce que je lui fis connoître ; mais elle vous aimoit trop pour se repentir de sa démarche. Voulant même se justifier dans mon esprit, elle exigea que je vinsse vous voir.

« Sans vous faire de compliment, j’avoue, Seigneur, que si votre vue ne fit pas entiérement approuver sa foiblesse, du moins elle diminua considérablement, & augmenta le zele avec lequel je cherchois à la tenir cachée. Sa prévarication fut inconnue pendant deux ans ; mais enfin elle se découvrit. Nous sommes obligées de faire un certain nombre de bienfaits dans l’étendue générale de l’univers, dont nous nous trouvons forcées de rendre compte. Quand ma sœur fut obligée de rendre le sien, elle ne put montrer de faveurs que dans l’Isle heureuse & pour l’Isle heureuse.

« Plusieurs de nos Fées de mauvaise humeur blâmerent son procédé, c’est ce qui fit que notre Reine lui demanda par quelle raison elle bornoit son humeur bienfaisante à cette foible partie de la terre, puisqu’il ne lui étoit pas permis d’ignorer qu’une jeune Fée devoit beaucoup voyager, pour faire connoître à l’univers quelle est notre puissance & notre volonté.

« Comme cette loi n’étoit pas nouvelle, ma sœur n’eut pas de sujet d’en murmurer, ni de prétexte pour refuser d’obéir. Elle promit de s’y conformer. Mais l’impatience de vous revoir, la peur qu’on ne s’apperçut de son absence, l’impossibilité de faire des actions secretes sur le trône, ne lui permirent pas de s’éloigner assez long-tems, & assez souvent pour faire son devoir, & à l’assemblée suivante à peine put-elle prouver qu’elle eût été un quart-d’heure hors de l’Isle heureuse.

« Notre Reine irritée contre elle, la menaça de détruire cette Isle, pour l’empêcher de violer plus long-tems nos loix. Cette menace la troubla si fort, que la moins clairvoyante des Fées connut jusqu’à quel point votre épouse portoit la sensibilité pour cette Isle fatale ; & la méchante Fée, qui a donné au Prince que voici la monstrueuse figure qu'il a eue, s’apperçut à son trouble, qu’en ouvrant le Grand Livre elle y trouveroit un sujet important & capable d’exercer son inclination malfaisante. C’est-là, s’écria-t-elle, que la vérité se découvrira, & que nous allons apprendre au vrai quelle est sa conduite. A ces mots elle fit voir à toute l’assemblée tout ce qui s’est passé depuis deux ans, & le lut à voix haute & distincte.

« Toutes les Fées firent un bruit étrange en aprenant cette mésalliance, & accablerent ma triste sœur des plus cruels reproches. Elle fut dégradée de notre Ordre, & condamnée à demeurer prisonniere chez nous. Si la punition de cette faute n’eût consisté que dans la premiere des peines, elle se fût consolée ; mais le second châtiment, plus terrible que le premier, lui fit sentir toute la rigueur de l’un & de l’autre. La perte de sa dignité la touchoit peu, mais vous aimant tendrement, elle demanda, les yeux en larmes, qu’on se contentât de la dégrader sans la priver de la douceur de vivre en simple mortelle avec son époux & sa chère fille.

« Ses pleurs & ses supplications touchoient les jeunes Vétéranes, & je vis au murmure qu'on fit, que si dans l’instant, on eût recueilli les voix, elle en eût assurément été quitte pour une remontrance. Mais une des plus anciennes, que pour sa grande décrépitude nous appelions la Mere des tems, ne donna pas à la Reine le loisir de s’expliquer, & de faire connoître que la pitié s’étoit emparée de son cœur, comme de celui des autres.

« Ce crime ne doit pas se tolérer, s’écria d’une voix cassée cette détestable Vieille ; s’il n’est pas puni, nous ferons tous les jours exposées aux mêmes affronts. L’honneur de l’Ordre y est absolument engagé. Cette misérable, attachée à la terre, ne regrette point la perte une dignité qui l’élevoit cent fois plus au-dessus des Rois, qu’ils ne le sont au-dessus de leurs sujets. Elle nous apprend que son affection, ses craintes, & ses désirs, se tournent vers son indigne famille. C’est par cet endroit qu’il la faut punir. Que son époux la regrette. Que sa fille, fruit honteux de ses lâches amours, épouse un monstre pour lui faire expier la foiblesse d’une mere qui a eu la foiblesse de se laisser charmer par la beauté fragile & méprisable de son pere.

« Cette cruelle sentence fit revenir à la rigueur beaucoup de celles qui panchoient vers la clémence. Le petit nombre de celles qui avoient été touchées de pitié n’étant pas assez considérable pour s’opposer à la délibération générale, elle fut exécutée à la rigueur, & notre Reine elle-même, dont la phisionomie paroissoit tournée à la compassion, reprit son air severe, & confirma à la pluralité des voix, l’avis de cette mauvaise Vieille. Cependant ma sœur qui cherchoit à faire révoquer un arrêt si cruel, pour toucher les Juges & excuser son himen, fit de vous un portrait si charmant, qu’elle enflamma le cœur de la Fée gouvernante du Prince : (c’étoit celle qui avoit ouvert le livre) mais cet amour naissant n’a servi qu’à redoubler la haine que cette injuste Fée avoit déjà pour votre triste épouse.

« Ne pouvant résister à l’empressement qu’elle avoit de vous voir, elle colora sa passion du prétexte de connoître si vous méritiez qu’une Fée vous fît le sacrifice que ma sœur vous avoit fait. Comme elle étoit chargée du Prince, & qu’elle avoit fait approuver cette tutelle à l’assemblée, elle n’auroit osé l’abandonner, si l’amour ingénieux ne lui eût inspiré de mettre auprès de lui un Génie protecteur, & deux Fées subalternes & invisibles pour en répondre en son absence. Après cette précaution, elle ne songea qu’à suivre ses désirs, qui la porterent dans l’Isle heureuse.

« Cependant les femmes & les Officiers de la Reine prisonniere, étonnés de ce qu’elle ne sortoit point de son cabinet secret, en furent allarmés. Les défenses expresses qu’elle avoit faites de ne pas l’interrompre, leur fit passer la nuit sans frapper à sa porte ; mais l’impatience faisant place à toute autre considération, ils frapperent vivement, & personne ne leur répondant, ils enfoncerent la porte, ne doutant plus qui ne lui fût arrivé quelque accident. Quoiqu’ils s’attendissent à tout ce qu’il y a de plus funeste, ils ne furent pas moins consternés de ne la pas trouver. On l’appella, on la chercha vainement. Rien ne s’offrit pour soulager le désespoir que son absence causoit. On fit mille raisonnemens tous aussi absurdes les uns que les autres. On ne pouvoit supçonner que son évasion fût volontaire. Elle étoit toute-puissante dans votre Royaume, le pouvoir souverain que vous lui aviez laissé ne lui étoit contesté par qui que ce fût. Tous lui obéissoient avec joie. La tendresse que vous aviez l’un pour l’autre, celle qu’elle avoit pour sa fille, & pour des sujets dont elle faisoit ses délices, empêchoit qu’on ne l’accusât de sa fuite. Où fut-elle allée pour être mieux ? D’ailleurs quel homme eût osé enlever une Reine du milieu de ses gardes & du fond de son Palais ? On auroit su la route que les ravisseurs eussent pû prendre.

« Le malheur étoit certain, quoique les circonstances en fussent cachées. Il y en avoit un autre à redouter. C’étoit, Seigneur, la façon dont vous recevriez cette fatale nouvelle. L’innocence de ceux qui étoient responsables de la personne de la Reine, ne les rassuroit point contre les effets de votre juste couroux. Il falloit se déterminer à fuir de vos Etats, & par cette fuite se déclarer coupable d’un crime qu’ils n’avoient pas commis, ou il falloit trouver le secret de vous cacher ce malheur.

« Après beaucoup de délibérations, on n’en imagina point d’autres que de vous persuader qu’elle étoit morte. Ce qui fut exécuté dans l’instant. On fit partir un courrier pour vous apprendre qu’elle étoit tombée malade. Un second qui partit quelques heures après, vous porta la nouvelle de sa mort, c’étoit afin que votre amour ne vous fît pas venir en diligence. Votre présence eût rompu toutes les mesures qui faisoient la sûreté générale. On lui fit des obséques dignes de son rang, de votre affection, & des regrets d’un peuple dont elle étoit adorée & qui la pleuroit aussi sincérement que vous-même.

« Cette cruelle avanture fut toujours un secret pour vous, quoiqu’il n’y eût personne dans toute l’Isle heureuse qui l’ignorât. La première surprise avoit rendu ce malheur public. La douleur que vous sentîtes de cette perte fut proportionnée à votre affection, vous n’y trouvâtes de soulagement qu’à faire venir la Princesse votre fille auprès de vous. Les innocentes caresses de cet enfant firent toute votre consolation. Vous ne voulûtes plus vous en séparer. Elle étoit charmante, & vous présentoit sans cesse un portrait vivant de la Reine sa mère. La Fée ennemie, qui avoit été la première cause de tout le désordre, en ouvrant le grand Livre par lequel elle avoit découvert le mariage de ma sœur, n’étoit pas venue vous voir sans payer sa curiosité. Votre présence avoit produit sur son cœur le même effet que sur celui de votre épouse, & sans que cette expérience la portât à l'excuser, elle désiroit ardemment de commettre la même faute. Invisible auprès de vous, elle ne pouvoit se résoudre à vous quitter ; vous voyant inconsolable, elle ne se flattoit pas d’un heureux succès dans ses amours, & craignant de joindre la honte de vos mépris à l’inutilité de les desseins, elle n’osoit se faire connoître à vous. D’un autre côté jugeant qu’il étoit nécessaire de paroître, elle pensoit que par le tour de son esprit elle vous accoutumeroit à la voir, & peut-être à l’aimer. Mais il falloir vous entretenir, & pour en avoir le moyen, elle rêva tant au tour qu’elle donneroit pour se présenter devant vous avec décence, qu’elle le trouva.

« Il y avoit une Reine voisine qui se voyoit chassée de ses Etats par un usurpateur assassin de son mari : cette triste Princesse couroit le monde, pour trouver un asyle & un vengeur. La Fée l’enleva, & l’ayant mise dans un endroit sûr, elle l’endormit & prit sa figure. Vous la vîtes, Seigneur, cette Fée déguisée, se jetter à vos pieds, & implorer votre protection y pour punir, disoit-elle, le meurtrier d’un époux qu’elle regrettoit autant que vous regrettiez la Reine. Elle vous protesta que l’amour conjugal étoit l’unique motif qui la faisoit agir, & qu’elle renonçoit de tout son cœur à une couronne, qu’elle offroit à celui qui vengeroit son cher époux.

« Les malheureux ont pitié les uns des autres. Vous entrâtes dans sa douleur, d’autant plus qu’elle pleuroit un époux chéri, & que mêlant ses larmes avec les vôtres, elle vous parloit sans cesse de la Reine. Vous lui accordâtes votre protection, & vous ne tardâtes pas à la rétablir dans son prétendu Royaume y en punissant les rébelles & l’usurpateur, comme elle le sembloit désirer : mais elle n’y voulut pas retourner, ni vous quitter. Elle vous supplia pour sa sûreté de faire régir son Royaume en son nom, puisque vous aviez trop de générosité pour accepter le présent qu’elle vous en vouloit faire, & de lui permettre de vivre à votre Cour. Vous ne pûtes lui refuser cette nouvelle grâce. Elle vous parut nécessaire à élever votre fille : car l’adroite Mégere n’ignoroit pas que cet enfant étoit l’unique objet de votre affection. Elle feignoit une extrême tendresse pour elle, & la tenoit continuellement entre ses bras. Vous prévenant sur la prière que vous alliez lui faire, elle vous demanda avec empressement de lui permettre de se charger de son éducation, disant qu’elle ne vouloit point d’autres héritiers que cette chere fille, qui seroit la sienne, & l’unique objet de son amour, parce que, disoit-elle, elle lui rappelloit le souvenir de celle qu’elle avoit eue de son époux, & qui avoit péri avec lui.

« Sa proposition vous parut si avantageuse, que vous ne balançâtes point à lui remettre la Princesse, & même à l’en rendre maîtresse absolue. Elle s’acquitta parfaitement de sa charge, & par ses talens & son affection, elle eut entiérement votre confiance, & comme à une tendre sœur, vous lui donnâtes votre amitié. Ce n’étoit pas assez pour elle, tous ses soins ne tendoient qu’à devenir votre femme. Pour en venir à bout, elle ne négligea rien. Mais quand vous n’eussiez pas été l’époux de la plus belle des Fées, elle n’étoit pas faite pour donner de l’amour. La figure qu’elle avoit empruntée ne pouvoit entrer en comparaison avec celle dont elle briguoit la place. Extrêmement laide, & l’étant naturellement elle-même, elle n’eût pu emprunter de la beauté pour plus d’un jour par an.

« Cette expérience peu flatteuse lui fit comprendre que, pour réussir, il falloit qu’elle eût recours à d’autres moyens qu’à la beauté. Elle cabala secrétement pour obliger les Peuples & les Grands à vous solliciter de prendre une femme, & pour se faire désigner. Mais certains discours ambigus qu’elle vous avoit tenus pour fonder vos dispositions, vous firent aisément connoître d’où provenaient les vives sollicitations dont vous étiez importuné. Vous témoignâtes nettement que vous ne vouliez pas entendre parler de donner une belle-mere à votre fille, ni vous mettre en état, en la subordonnant à une Reine, de lui ravir le premier rang de vos Etats, avec l’espérance certaine de vous succéder au trône. Vous fîtes aussi entendre à cette fausse Princesse, qu’elle vous feroit plaisir de retourner chez elle sans bruit & sans retardement. Lorsqu’elle y seroit de retour, vous promîtes de lui rendre tous les bons offices qu’elle pourroit attendre d’un ami fidèle & d’un voisin généreux. Mais vous ne lui cachâtes pas que si elle ne prenoit ce parti de bonne grace, elle courreroit risque d’y être forcée.

« L’obstacle invincible que vous opposiez à son amour, la mit dans une colère terrible ; cependant elle feignit une si grande indifférence sur cela, qu’elle parvint à vous persuader : cette tentative étoit un effet de son ambition, & de la peur que dans la fuite vous vous emparassiez de ses Etats, aimant mieux, malgré l’empressement qu’elle avoit témoigné pour vous les faire accepter, vous laisser croire qu’elle ne vous les avoit pas offerts de bonne foi, que de vous donner à connoître ses véritables sentimens.

« Sa fureur, pour être cachée, n’en fut pas moins violente. Ne doutant point que ce ne fût la Belle, qui plus puissante dans votre cœur que la politique, vous feroit renoncer à l’avantage d’augmenter votre Empire d’une façon si glorieuse, elle conçut pour elle une haine aussi forte que celle qu’elle avoit contre votre épouse, & prit la résolution de s’en défaire, ne doutant point que si elle étoit morte, vos sujets renouvellant leurs instances, vous forçassent à vous mettre en état de laisser des successeurs… La bonne femme n’étoit guère en âge d’en donner, mais cette supercherie ne lui feroit rien. La Reine de qui elle avoit pris la ressemblance, étoit assez jeune pour en avoir encore beaucoup, sa laideur n’étant pas un obstacle à un himen royal & politique.

« Malgré la déclaration autentique que vous aviez faite, on pensoit que si votre fille mouroit, vous céderiez aux continuelles représentations de votre conseil. On ne doutoit même plus que votre choix ne tombât sur cette feinte Reine, ce qui lui attiroit des créatures sans nombre. Ainsi par le secours d’un de ses flatteurs, dont la femme avoit l’ame aussi basse que lui & qui étoit aussi méchante qu’elle, son dessein fut de se défaire de votre fille. Elle l’avoit fait gouvernante de la petite Princesse. Ils arrêterent entr’eux de l’étouffer, & de dire qu’elle étoit morte subitement. Mais pour plus grande sûreté, ils convinrent d’aller commettre ce meurtre dans la forêt voisine, afin que personne ne les pût surprendre en cette barbare exécution ; ils comptoient qu’on n’en auroit pas la moindre connoissance, & qu’il seroit impossible de les blâmer de n’avoir pas demandé du secours avant qu’elle fût expirée, ayant pour excuse légitime qu’ils étoient trop éloignés. Le mari de la gouvernante se proposoit d’en venir chercher, après qu’elle seroit morte ; & pour qu’on ne les soupçonnât de rien, il devoit paroître surpris de les trouver hors d’état d’être secourues, quand il seroit revenu dans l’endroit où il aurait laissé cette tendre victime de leur fureur, & d’ailleurs il étudioit la douleur & l’étonnement qu’il vouloit affecter.

« Lorsque ma misérable sœur se vit dépouillée de son pouvoir & condamnée aux rigueurs d’une cruelle prison, elle me recommanda de vous consoler, & de veiller à la sûreté de sa fille. Il n’étoit pas nécessaire qu’elle prît cette précaution. L’union qui est entre nous, & la pitié qu’elle me faisoit, auroient suffi pour vous attirer ma protection, & sa recommandation ne me porta pas à remplir ses désirs avec plus de zéle.

« Je vous voyois le plus souvent que je pouvois, & autant que la prudence me le permettoit, sans courir le risque de donner des soupçons à notre ennemie, qui m’auroit dénoncé comme une Fée en qui l’affection fraternelle prévaloit sur l’honneur de l’Ordre, & qui protégeoit une race coupable. Je ne négligeois rien pour convaincre toutes les Fées que je l’avois abandonnée à son malheureux sort, & par là je comptois me conserver plus de facilité de lui rendre service. Comme j’étois attentîve à toutes les demarches de votre perfide amante, tant par moi-même, que par les génies qui me font soumis, son affreuse intention ne me fût pas cachée. Je ne pouvois m’y opposer à force ouverte, & quoiqu’il me fût facile d’anéantir ceux entre les mains de qui elle avoit abandonné cette petite créature, la prudence m’en empêchoit, & si j’eusse enlevé votre enfant, la maligne Fée me l’auroit repris, sans qu’il m’eût été possible de le défendre. Il y a parmi nous une loi qui nous oblige d’avoir mille ans d’ancienneté avant que d’entrer en dispute contre nos anciennes, ou du moins il faut avoir été Serpent.

« Les périls qui nous accompagnent en cet état, nous le fait nommer les fastes terribles. Il n’y en a point entre nous qui ne frémissent en songeant à l’entreprendre. Nous balançons long-tems avant de nous résoudre à nous y exposer ; & sans un motif bien pressant de haine, d’amour, ou de vengeance, il en est peu qui n’aiment mieux attendre leur Vétérance du secours du tems, que de la prévenir par ce dangéreux moyen, où la plus grande partie succombe. J’étois dans ce cas. Il s’en falloit dix ans que mes mille ans fussent accomplis, & je n’avois de ressource que dans l’artifice. Je l’employai heureusement.

« Je pris la forme d’une Ourse monstreuse, & me cachant dans la forêt destinée à cette detestable exécution, lorsque ces misérables vinrent pour exécuter l’ordre barbare qu’ils avoient reçu, je me jettai sur la femme qui avoit la petite entre ses bras & sur la bouche de laquelle elle mettoit déja la main. La frayeur qu’elle eut l’obligea à laisser tomber ce précieux fardeau ; mais elle n’en fut pas quitte à si bon marché, & l’horreur que me donnoit son mauvais naturel m’inspira la cruauté de l’Animal dont j’avois pris la figure. Je l’étranglai, ainsi que le traître qui l’avoit accompagnée, & j’emportai la Belle après l’avoir promptement dépouillée, & teint ses vêtemens dans le sang de ses ennemis. Je les éparpillai dans la forêt après avoir eu la précaution de les déchirer en plusieurs endroits, afin que l’on ne crût pas que la Princesse en fut réchapée, & je me retirai très-contente d’avoir si bien réussi.

« La Fée se crut servie selon ses désirs. La mort de ses deux complices étoit un avantage pour elle, elle devenoit maîtresse de son secret, & le sort que je venois de leur faire éprouver étoit celui qu’elle leur avoir destiné, pour récompenser leurs coupables services. Une autre circonstance qui lui fut encore avantageuse, c’est que des Bergers, qui virent de loin cette expédition, coururent appeller du secours, qui arriva assez-tôt pour trouver ces infâmes qui expiroient, & vous ôter tout soupçon qu’elle y eût aucune part.

« Les mêmes incidens furent aussi favorables à mon entreprise. Ils convainquirent la méchante Fée de la même chose que le vulgaire. Cet événement lui parut si naturel, qu’elle n’en douta plus. Elle ne daigna pas même employer son pouvoir pour s’en assurer. Je fus ravie de sa sécurité. Je n’eusse pas été la plus forte, si elle eût voulu reprendre la petite Belle parce qu’outre les raisons qui la faisoient ma supérieure, & que je vous ai expliquées, elle avoit l’avantage de tenir cet enfant de vous, vous lui aviez confié votre autorité, contre laquelle il n’y avoit que vous seul qui eussiez du pouvoir ; & à moins de la retirer vous-même de ses mains, rien ne la pouvoit soustraire aux loix qu’elle lui voudroit imposer jusqu’au tems qu’elle auroit été mariée.

« Délivrée de cette inquiétude, je me vis accablée par une autre, en me ressouvenant que la Mere des tems avoit condamné ma niéce à épouser un Monstre. Mais elle n’avoit pas encore trois ans, & je me flattai de trouver par mon étude un expédient, pour que cette malédiction ne s’accomplît pas à la lettre, & que je la puisse faire tourner en équivoque. J’avois tout le tems d’y penser, & je ne m’occupai alors que du soin de trouver un lieu où je puisse mettre ma précieuse proye en sûreté.

« Le mystere m’étoit absolument nécessaire. Je n’osai lui donner un Château, ni faire pour elle aucune magnificence de l’art, notre ennemie s’en seroit apperçue, elle en eût eû quelqu’inquiétude dont les suites eussent été funestes pour nous. J’aimai donc mieux prendre un habit simple, & la confier au premier particulier que je rencontrerois, qui me paroîtroit homme de bien, & où je pourrois me flatter qu’elle trouveroit les aisances de la vie.

Le hazard favorisa bien-tôt mes intentions. Je trouvai ce qui me convenoit parfaitement. Ce fut une petite maison dans un Hameau dont la porte étoit ouverte. J’entrai dans cette chaumière qui me parut être celle d’un Païsan à son aise. Je vis à la clarté d’une lampe trois Païsannes endormies auprès d’un berceau, que j’ai jugé être celui d’un nourrisson. Il n’avoit rien de la simplicité du reste de la chambre : tout en étoit somptueux, Je pensai que cette petite créature étoit malade, & que le sommeil, où ses gardes étoient plongées, provenoit de la fatigue qu’elles avoient eues auprès d’elle. Je m’en approchai sans bruit dans le dessein de lui donner du soulagement, & je me faisois d’avance un plaisir de la surprise que ces femmes auroient eues en s’éveillant en trouvant leur malade guéri, sans savoir à quoi l’attribuer. Je m’empressois à tirer cet enfant de son berceau dans l’intention de lui souffler de la santé ; mais ma bonne volonté lui devint inutile, il expiroit au moment que je le touchai.

« Cette mort dans l’instant m’inspira le désir d’en profiter, & de mettre ma niéce à sa place, si la bonne fortune vouloit que ce fût une fille. Je fus assez heureuse pour que mes souhaits fussent remplis. Ravie de cette occurence, je fis sans tarder cet échange, & j’emportai la petite morte que j’enterrai. Je revins ensuite à cette maison où je fis du bruit à la porte pour éveiller les dormeuses.

« Je leur dis dans un patois affecté, que j’étois une étrangère qui leur demandoit un asyle pour cette nuit : elles me l’accordèrent de bonne grace, & furent regarder leur enfant qu’elles trouvèrent endormie paisiblement & avec toutes les apparences d’une parfaite santé. Elles en furent joyeuses & surprises, parce qu’elles ne connurent pas la tromperie que je leur avois faite en leur fascinant les yeux.

« Elles m’appprirent que cette petite fille étoit celle d’un riche Marchand ; qu’une d’elles étoit sa nourrice qui après l’avoir sevrée l’avoit rendue à ses parens, mais que l’enfant étoit tombé malade chez son pere, qui l’avoit renvoyée à la campagne, dans l’espérance que le grand air lui feroit du bien. Elles ajouterent d’un visage satisfait, en regardant la petite, que cette expérience avoit réussi, & qu’elle produisoit un meilleur effet, que tous les remédes qu’on avoit mis en usage avant de la leur rendre. Elles résolurent de la reporter à son père aussi-tôt qu’il feroit jour, pour ne lui point retarder la satisfaction qu’il en recevroit, & pour laquelle elles comptoient de recevoir une grosse récompense, parce que cet enfant lui devenoit extrémement cher, quoique la derniere de onze.

« Au lever du Soleil elles partirent ; de mon côté je feignis de continuer ma route, en m’applaudissant d’avoir placé ma niéce si avantageusement. Pour augmenter encore sa sûreté, & pour engager ce pere supposé à s’attacher à cette petite fille, je pris la figure d’une de ces femmes qui vont disant la bonne avanture, & me trouvant à la porte du Marchand, lorsque les Nourrices la lui raporterent, j’entrai avec elles. Il les reçut avec joye, & prenant cette petite fille entre ses bras, il fut la dupe des préjugés de l’amour paternel, en croyant fermement que ses entrailles étoient émues à son aspect ; ce n’étoient que les mouvemens du bon naturel, qu’il confondoit avec ceux de la nature. Je pris ce moment pour augmenter la tendresse qu’il s’imaginoit ressentir.

« Regarde bien cette petite, mon bon Seigneur, lui dis-je, dans le langage ordinaire aux personnes dont j’avois pris l’habit. Elle te fera grand honneur dans ta famille, elle te donnera de grands biens, & te sauvera la vie, & à tous tes enfans. Elle sera tant Belle, tant Belle, qu’ainsi sera-t-elle nommée par tous ceux qui la verront. Pour récompense de ma prédiction, il me donna une pièce d’or, & je me retirai fort contente.

« Il ne restoit plus rien qui m’obligeât à résider avec la race d’Adam. Pour profiter de mon loisir, je passai dans notre Empire, résolue d’y rester quelque tems. Je demeurai tranquillement à consoler ma sœur, en lui apprenant des nouvelles de cette chere fille, & en lui témoignant que loin de l’avoir oubliée, vous chérissiez sa mémoire avec la même tendresse que vous aviez eue pour sa personne.

« Voila, grand Roi, qu’elle étoit notre situation, tandis que vous étiez pénétré du nouveau malheur qui vous avoit privé de votre enfant, & qui renouvelloit les douleurs qui vous avoient fait ressentir la perte de sa mere. Quoique vous ne pussiez positivement accuser de cet accident celle à qui vous l’aviez confiée, il vous fut cependant impossible de vous empêcher de la regarder d’un mauvais œil, parce que s’il ne paroissoit pas qu’elle fût coupable, elle ne pouvait se justifier sur le fait de la négligence, que l’événement avoit rendu criminelle.

« Après les premiers transports de votre affliction, elle se flattoit qu’il n’y auroit plus d’obstacle, qui vous empêchait de l’épouser, elle vous en fit renouveller les propositions par les Emissaires. Mais elle fut désabusée, & sa mortification fut extrême, quand vous déclarâtes que non-seulement vous n’étiez pas plus que ci-devant dans l’intention de vous remarier, mais que, quand bien même vous changeriez d’idée, ce ne serait jamais en sa faveur. A cette déclaration vous joignîtes un ordre pressant de sortir incessamment de votre Royaume. Sa présence vous rappelloit le souvenir de votre fille, & renouvelloit vos douleurs, voilà le prétexte dont vous vous servîtes : mais la principale raison que vous aviez, c’est que vous vouliez faire cesser les cabales qu’elle faisoit continuellement pour venir à son but.

« Elle en fut outrée, mais il fallut obéir sans pouvoir se venger. J’avois engagé une de nos anciennes à vous protéger. Son pouvoir étoit considérable, parce qu’elle joignoit à la Vétérance l’avantage d’avoir été quatre fois Serpent. Comme il y a un danger extrême à le devenir, il y a aussi des honneurs & un redoublement de puissance attachés. Cette Fée à ma considération, vous prenoit sous sa protection, & mit votre amante irritée hors d’état de vous faire aucun mal.

« Ce contre-tems fut favorable à la Princesse, dont elle avoit pris la ressemblance. Elle la fit sortir de son sommeil, & lui cachant le criminel usage qu’elle avoit fait de ses traits, elle ne voulut lui faire voir que le beau de toutes ses actions. Elle n’oublia pas de faire valoir ses bons offices & la peine qu’elle lui avoit épargnée ; & afin qu’elle continuât elle-même son propre personnage, elle lui donna des conseils salutaires pour se maintenir. Ce fut alors que cherchant à se consoler de votre indifférence, elle retourna auprès du Prince, & qu’elle y renouvella ses soins ; elle le chérit, elle l’aima trop, & cette Fée ne pouvant s’en faire aimer, lui fit ressentir un terrible effet de sa fureur.

Cependant le moment de ma Vétérance étoit insensiblement venu, & mon pouvoir augmentoit ; mais le désir de servir ma sœur & vous, me persuada que je n’en avois pas encore assez. Ma sincere amitié me déguisant le péril des fastes dangereux, je voulus le franchir. Je devins Serpent, & je m’en tirai heureusement ; c’est ce qui me mit en état d’agir sans mystere pour le service de ceux que nos mauvaises compagnes oppriment. Si je ne puis pas dans toutes les occasions détruire entièrement les charmes funestes, j’en ai souvent le pouvoir, & du moins je suis toujours la maîtresse de les adoucir par ma puissance & par mes conseils.

« Ma nièce étoit du nombre de celles à qui je ne pouvois faire la faveur entière. N’osant découvrir l’intérêt que j’y prenois, il me parut plus à propos de la laisser sous le nom de la fille du Marchand ; j’allois sous différentes formes la voir souvent, & j’en revenois toujours satisfaite. Sa vertu & sa beauté égaloient son esprit. Agée de quatorze ans elle avoit déja fait voir une confiance admirable dans la bonne & mauvaise fortune que son prétendu pere avoit éprouvée.

« Je fus ravie de connoître que les plus cruels revers n’avoient point été capables d’altérer sa tranquillité. Au contraire par sa gaité, par la douceur de sa conversation, elle s’étoit faite un devoir de la ramener à son pere, & à ses freres, & j’avois le plaisir de voir qu’elle avoit des sentimens dignes de sa naissance. Mais cette douceur étoit mêlée de la plus cruelle amertume, quand je me rappellois que tant de perfections étoient destinées pour un Monstre. Je travaillois, je m’occupois vainement nuit & jour à chercher les moyens de la garantir d’un si grand malheur, & j’étois au désespoir de ne pouvoir rien imaginer.

« Cette inquiétude ne m’empêchoit pas de faire de fréquens voyages auprès de vous. Votre femme, qui n’en avoit pas la liberté, me sollicitoit sans cesse de vous aller voir, & malgré la protection de notre amie, sa tendresse allarmée lui persuadoit toujours que les momens où je vous perdois de vue étoient les derniers de votre vie, & ceux que notre ennemie sacrifioit à sa fureur. Cette appréhension la troubloit si fort, qu’à peine me donnoit-elle le tems de me reposer. Quand je venois lui rendre compte de l’état où vous étiez, elle me supplioit avec tant d’instance d’y retourner, qu’il m’étoit impossible de la refuser.

« Touchée de son inquiétude, & voulant plutôt la faire cesser, que m’épargner les peines qu’elle me causoit, je me servis contre notre barbare compagne des mêmes armes, dont elle s’étoit servie contre nous, & je fus ouvrir le Grand Livre. Par bonheur ce fut au moment de la conversation qu’elle eut avec la Reine, & avec le Prince, & la même qui se termina par sa métamorphose. Je n’en perdis pas un mot, & mon ravissement fut extrême, de ce que pour mieux assurer sa vengeance elle détruisoit sans le savoir, le tort que la Mère des tems nous avoit fait, en assujétissant la Belle à l’himen d’un Monstre. Pour comble de bonheur elle y m’étoit des circonstances si avantageuses, qu’il sembloit qu’elle les eût faites exprès, & dans l’unique intention de m’obliger ; car elle fournissoit à la fille de ma sœur l’occasion de faire connoître qu’elle étoit digne de sortir du plus pur sang des Fées.

« Un signe, le moindre geste exprime parmi nous tout ce que le Vulgaire ne pourroit prononcer en trois jours. Je ne dis qu’un mot d’un air méprisant ; c’en fut assez pour faire connoître à l’assemblée que le procès de notre ennemie avoit été fait par elle-même dans l’arrêt qu’elle avoit fait rendre dix ans devant contre votre épouse. A l’âge de cette derniere il sembloit plus naturel d’avoir des foiblesses de l’amour, qu’à une Fée du premier ordre, & d’un plus grand âge. Je parle des bassesses & des mauvaises actions qui avoient accompagné cet amour suranné ; je représentai que si tant d’infamies restoient impunies, on auroit sujet de dire que les Fées n’étoient dans le monde que pour deshonorer la nature & pour affliger le genre humain. En leur présentant le Livre, je renfermai ma brusque harangue dans le seul mot, voyez. Elle n’en fut pas moins puissante ; j’avois de plus des amies jeunes & vétérantes, qui traiterent la vieille amoureuse comme elle le méritoit. Elle n’avoit pû vous épouser, & l’on ajouta à cette punition le deshonneur d’être dégradée de l’Ordre, & on la traita comme la Reine de l’Isle heureuse.

« Ce conseil se tint pendant qu’elle étoit avec vous ; dès qu’elle parut, on lui en signifia le résultat. J’eus le plaisir d’en être témoin. Après quoi refermant le Livre, je descendis avec précipitation de la moyenne région de l’air, où réside notre Empire, pour m’opposer à l’effet du désespoir où vous étiez prêt à vous abandonner ; je n’employai pas plus de tems à faire ce voyage, que j’en avois mis à ma laconique harangue. J’arrivai assez-tôt pour vous promettre mon secours. Toutes sortes de raisons m’y invitoient. Vos vertus, vos malheurs, dit-elle au Prince en se tournant de son côté, l’avantage que je trouvois pour la Belle me faisoient voir en vous le Monstre qui me convenoit. Vous me sembliez seuls dignes l’un de l’autre, & je ne doutois pas que lorsque vous vous connoîtriez, vos cœurs ne se rendissent une justice mutuelle.

« Vous savez, dit-elle à la Reine, ce que j’ai fait depuis pour y parvenir, & par quelle voye j’ai obligé la Belle de se rendre dans ce Palais, où la vue du Prince, & son entretien, dont je la faisois jouir en songe, ont eu l’effet que je pouvois souhaiter. Ils ont enflâmé son cœur sans ébranler sa vertu, & sans que cet amour ait eu le pouvoir d’affoiblir le devoir & la reconnoissance qui l’attachoient au Monstre, Enfin j’ai conduit heureusement toutes choses à leur perfection.

« Oui, Prince, poursuivit la Fée, vous n’avez plus rien à redouter du côté de votre ennemie. Elle est dépouillée de sa puissance, & ne sera jamais en pouvoir de vous nuire par de nouveaux charmes. Vous avez exactement rempli les conditions qu’elle vous avoit imposées ; car si vous ne les aviez pas exécutées, elles subisseroient toujours malgré son éternelle disgrace. Vous vous êtes fait aimer sans le secours de votre esprit & de votre naissance, & vous, la Belle, vous êtes pareillement quitte de la malédiction que la Mere des tems vous avoit donnée. Vous avez bien voulu prendre un Monstre pour votre époux. Elle n’a plus rien à exiger, tout est désormais porté à votre bonheur. »

La Fée cessa de parler, & le Roi se jettant à ses pieds : Grande Fée, lui dit-il, comment pourrois-je vous remercier de toutes les graces dont vous avez daigné combler ma famille. La reconnoissance que j’ai de vos bienfaits est infiniment au-dessus de toute expression. Mais, mon auguste sœur, ajouta-t-il, ce nom m’encourage à vous demander encore de nouvelles graces, & malgré les obligations que je vous ai, je ne puis m’empêcher de vous dire que je ne serai point heureux, tant que je serai privé de la présence de ma chere Fée. Ce qu’elle a fait, ce qu’elle souffre pour moi augmenteroit mon amour & ma douleur, si l’un & l’autre n’étoient pas à son plus haut point. Ah ! Madame, ajouta-t-il, ne pourriez-vous point combler la mesure de vos bienfaits en me la faisant voir ?

Cette demande étoit inutile ; Si la Fée avoit pu lui rendre ce bon office, elle étoit trop zélée pour attendre qu’il le lui demandât ; mais elle ne pouvoit détruire ce que le conseil des Fées avoit ordonné. La jeune Reine étant prisonniere dans la moyenne région de l’air, il n’y avoit pas d’apparence d’user d’industrie pour la lui faire voir, & la Fée alloit le lui faire entendre avec douceur, & l’exhorter à prendre patience en attendant quelque événement inprévû, dont elle se promettoit de profiter, lorsqu’une simphonie ravissante se fit entendre & l’interrompit.

Le Roi, sa fille, la Reine & le Prince en furent extasiés. Mais la Fée eut une autre sorte de surprise. Cette musique indiquoit le triomphe des Fées. Elle ne comprenoit point qui pouvoit être la triomphatrice. Son idée se fixa sur la vieille Fée, ou sur la Mere des tems, qui dans son absence avoient peut être obtenu, l’une sa liberté, l’autre la permission de causer des nouvelles traverses à ses Amans. Elle étoit dans cette perplexité, lorsqu’elle en fut agréablement tirée par la présence de la Fée sa sœur, Reine de l’Isle heureuse, qui parut tout d’un coup au milieu de cette troupe charmante. Elle n’étoit pas moins belle, que quand le Roi son époux l’avoit perdue. Le Monarque, qui ne la méconnut pas, en faisant céder le respect qui lui devoit à l’amour qu’il avoit conservé pour elle, l’embrassa avec des transports & une joie qui surprit cette Reine elle-même.

La Fée sa sœur ne pouvoit imaginer à quel heureux prodige elle devoit sa liberté ; mais la Fée couronnée lui apprit qu’elle ne devoit son bonheur qu’à son propre courage, qui l’avoit portée à exposer ses jours pour une autre. Vous sçavez, dit-elle à la Fée, que la fille de notre Reine a été reçue dans l’Ordre en naissant, mais qu’elle ne tient pas le jour d’un père sublunaire, l’ayant reçu du sage Amadabak, dont l’alliance honore les Fées, & qui est beaucoup plus puissant que nous par sa science sublime. Malgré cela il n’est point arbitraire pour sa fille de devenir serpent au bout de ces cent premières années. Ce terme fatal est arrivé, & notre Reine mere aussi tendre pour cette chere enfant, & aussi allarmée de son sort, que le pourroit être une créature ordinaire, n’a pû se résoudre à l’abandonner aux risques des accidens qui la pouvoient faire périr en cet état, & dans sa première jeunesse, les malheurs de celles qui y ont succombé, n’étant devenus que trop communs pour autoriser ses craintes.

La douloureuse situation où j’étois, m’ôtoit tout espoir de revoir mon tendre époux & mon aimable fille. J’avois un dégoût parfait pour une vie que je devois passer séparée d’eux ; ainsi sans balancer je pris le parti de m’offrir à ramper pour dégager la jeune Fée ; je voyois avec joie un moyen sûr, prompt & honorable pour me délivrer de tous les malheurs dont j’étois accablée par la mort, ou par une liberté glorieuse, qui me rendant maîtresse de mon sort, me permettoit de me rejoindre à mon époux.

Notre Reine ne balança pas plus à accepter cette offre si flatteuse à l’amour maternel, que j’avois balancé à le lui faire. Elle m’embrassa cent fois, & me promit de me rétablir dans tous mes priviléges, de me rendre la liberté, sans condition, si j’étois assez heureuse pour échapper à ce danger. Je m’en suis tirée sans accident, le fruit de mes peines a été attribué à la jeune Fée, au nom de qui je m’exposois ; j’ai tout de suite recommencé à mon profit. L’heureux succès de mon premier faste m’a encouragée pour le second, où j’ai également réussi. Cette action m’a rendue Vétérante, & par conséquent indépendante. Je n’ai pas tardé à profiter de ma liberté pour me rendre ici, & rejoindre une famille si chere.

Quand la Reine Fée eut achevé d’instruire son tendre Auditoire, les caresses recommencerent. C’étoit une confusion charmante, on se les faisoit & on se les rendoit sans presque s’entendre, sur-tout de la part de la Belle, enchantée d’appartenir à de si illustres parens, & de n’avoir plus à craindre de deshonorer le Prince son cousin, en lui faisant faire une alliance indigne de lui.

Mais, quoique transportée de l’excès de son bonheur, elle n’oublia pas le Bon-homme qu’elle avoit cru son pere. Elle rappella à la Fée sa tante la promesse qu’elle lui avoit faite de permettre, qu’il eût avec ses enfans l’honneur d’assister à la fête de son himen. Elle lui en parloit encore, lorsque de la fenêtre elles virent paroître seize personnes à cheval, dont la plupart avoient des cors de chasse, & paroissoient fort embarrassés. Le désordre de cette troupe marquoit assez que les chevaux les avoient emportés par force. La Belle les reconnut aisément pour les six fils du Bon homme, leurs sœurs & leurs cinq Amans.

Tout le monde, excepté la Fée, fut surpris de cette brusque entrée. Ceux qui la faisoient ne le furent pas moins de se trouver par la fougue de leurs chevaux transportés dans un Palais qui leur étoit inconnu. Voici comment cet accident leur étoit arrivé. Ils étoient tous à la chasse, lorsque leurs chevaux se réunissant à un escadron, avoient couru avec rapidité jusqu’au Palais sans qu’il leur eût été possible de les retenir malgré tous les efforts qu’ils avoient pû faire.

La Belle oubliant sa dignité présente, se hâta d’aller au-devant d’eux pour les rassurer. Elle les embrassa tous avec bonté. Le Bon-homme pere parut aussi, mais ce fut sans désordre. Le cheval étoit venu hennir & grater à sa porte. Il n’avoit pas douté qu’il ne le vînt chercher de la part de cette chere fille. Il s’en servit sans crainte, & jugeant bien où sa monture le portoit, il ne fut point étonné de se trouver dans la cour d’un Palais, qu’il revoyoit pour la troisieme fois, & où il se doutoit qu’il étoit conduit pour assister au mariage de la Belle & de la Bête.

Dès qu’il put l’appercevoir, il courut à elle les bras ouverts, en bénissant l’heureux moment qui la présentoit à ses yeux, & comblant de bénédictions la Bête généreuse, qui permettoit son retour. Il promena ses regards de tous côtés, dans le dessein de lui rendre de très-humbles graces pour les bontés dont elle combloit sa famille, & sur-tout la dernière de ses filles. Il fut fâché de ne la point apperçevoir, & appréhenda que ses conjectures ne fussent fausses. Cependant la présence de ses enfans lui donnoit lieu de croire qu’il avoit pensé juste, & qu’ils n’auroient pas été attirés dans ce lieu, s’il n’avoit pas été question d’une fête solemnelle, telle que le devoit être cet himen.

Cette réflexion se faisoit dans l’intérieur du Bon-homme, & ne l’empêchoit pas de serrer tendrement la Belle entre ses bras, en lui mouillant le visage des larmes que la joie lui faisoit répandre.

Après la lui avoir laissée goûter à son aise, C’est assez, Bon-homme, lui dit enfin la Fée, vous avez suffisamment prodigué vos caresses à cette Princesse, il est tems que cessant de la regarder comme un pere, vous appreniez que ce titre ne vous appartient pas, & que vous devez à présent lui tendre hommage comme à votre souveraine. Elle est Princesse de l’Isle heureuse, fille du Roi & de la Reine que vous voyez, elle va devenir l’épouse de ce Prince. Voilà la Reine sa mere, sœur du Roi. Je suis Fée son amie, & tante de la Belle. Quant au Prince, ajouta-t-elle, voyant que le Bon-homme le regardoit fixement, il vous est plus connu que vous le pensez mais il est différent de ce que vous l’avez vû, en un mot, c’est la Bête elle-même.

Apprenant de si surprenantes nouvelles, le Pere & les Freres en furent ravis, tandis que les Sœurs en sentirent une douloureuse jalousie ; mais elles la déguiserent sous les apparences d’une feinte satisfaction, dont personne ne fut la dupe. Cependant on feignit de les croire sinceres. Pour les Amans, que l’espérance de posséder la Belle avoient rendus inconstans, & qui n’étoient rentrés dans leurs premieres chaînes qu’en désesperant de l’obtenir ne savoient qu’imaginer.

Le Marchand ne put s’empêcher de pleurer, sans pouvoir décider si ses larmes provenoient du plaisir de voir le bonheur de la Belle, ou de la douleur de perdre une fille si parfaite. Ses Fils étoient agités par les mêmes sentimens. La Belle extrêmement sensible au témoignage de leur tendresse, supplia ceux de qui elle dépendoit alors, ainsi que le Prince son futur époux, de lui permettre de reconnoître une si tendre affection. Sa prière témoignoit trop la bonté de son cœur, pour qu’elle ne fût pas écoutée. Ils furent comblés de biens, & sous le bon plaisir du Roi, du Prince, & de la Reine, la Belle leur conserva les noms affectueux, de Pere, de Freres, & même de Sœurs, quoiqu’elle n’ignoroit pas que ces dernières n’en avoient pas plus le cœur que le sang.

Elle voulut que tous continuassent à se servir du même nom, dont ils l’appelloient, quand ils la croyoient de leur famille. Le vieillard & ses enfans eurent des emplois à la Cour de la Belle, & jouirent continuellement du bonheur de vivre auprès d’elle dans un rang assez illustre pour être généralement considérés. Pour les Amans des


Sœurs, donc la passion se seroit aisément rallumée s’ils n’en avoient connu l’inutilité, ils se trouvèrent trop heureux de s’unir aux filles du Bon-homme, & d’épouser des personnes pour qui la Belle conservoit tant de bonté.

Tous ceux qu’elle désiroit qui fussent présens à son mariage, étoient arrivés. On ne le différa pas plus long-tems, & pendant la nuit qui suivit cet heureux jour, le Prince ne fut point frappé du charme assoupissant sous lequel il avoit succombé dans celle des nôces de la Bête. Pour célébrer cette auguste fête, plusieurs jours s’écoulèrent dans les plaisirs. Ils ne finirent que parce que la Fée, tante de la jeune épouse, les avertit qu’ils ne devoient plus tarder à quitter cette belle solitude, qu’il failloit retourner dans leurs Etats pour se montrer à leurs sujets. Il fut à propos qu’elle les fît souvenir de leur Royaume, & des devoirs indispensables qui les y rappelloient. Enchantés du séjour qu’ils habitoient, charmés du plaisir qu’ils avoient de s’aimer & de se le dire, ils avoient entiérement oublié la grandeur souveraine, ainsi que l’embarras qui la suit. Les nouveaux Epoux proposerent même à la Fée d’y renoncer, & de consentir qu’elle disposât de leur place en faveur de qui elle jugeroit à propos. Mais cette sage Intelligence leur représenta vivement qu’ils étoient autant obligés à remplir la destinée qui les avoit chargés du gouvernement de leurs Peuples, que ces mêmes peuples l’étoient à conserver pour eux un respect éternel.

Ils cédèrent à de si justes remontrances : mais le Prince & la Belle obtinrent qu’il leur seroit permis de venir quelquefois en ce lieu se délasser des peines inséparables de leurs conditions, & qu’ils y seroient servis par les génies invisibles, ou les animaux qui leur avoient tenu compagnie les années précédentes. Ils profitèrent le plus qu’il leur fut possible de cette liberté. Leur présence paroissoit embellir ces lieux ; tout s’empressoit à leur plaire. Les génies les y attendoient avec impatience, & les recevant avec joie, leur témoignoient de cent façons celle qu’ils ressentoient de leur retour.

La Fée, de qui la prévoyance étoit attentive à tout, leur donna un char tiré par douze cerfs blancs à cornes & à pinces d’or, comme étoient les siens. La vîtesse de ces Animaux surpassoit presque celle de la pensée, & par leur moyen l’on pouvoit aisément faire le tour du monde en deux heures. De cette sorte ils ne perdoient point de tems à leur voyage : ils profitoient de tous les instans qu’ils pouvoient donner à leur plaisir. Ils se servoient aussi de ce galant équipage pour aller souvent voir le Roi de l’Isle heureuse, leur Pere, que le retour de la Reine Fée avoit si prodigieusement rajeuni, qu’il ne le cédoit pas en beauté & en bonne mine au Prince son gendre. Il se trouvoit aussi heureux, étant ni moins amoureux, ni moins empressé que lui à donner à son épouse des témoignages continuels de ses sentimens, laquelle de son côté y répondoit avec tout l’amour qui avoit si long-tems causé ses infortunes.

Elle avoit été reçue de ses sujets avec des transports de joie aussi grands qu’elle leur en avoit causé de douloureux par la perte sensible de son affection, & les aima toujours cherement : rien ne s’opposa alors à sa puissance, elle la leur témoigna pendant plusieurs siécles par toutes les marques de bonne volonté qu’ils purent désirer. Son pouvoir, joint à l’amitié de la Reine des Fées, conserva la vie, la santé & la jeunesse au Roi son époux. Ils cesserent de vivre l’un & l’autre, parce que l’homme ne peut pas toujours durer.

Elle & la Fée sa sœur eurent la même intention pour la Belle, pour son époux, la Reine sa mere, le Vieillard & sa famille, en sorte qu’on n’a jamais vû tant vivre. La Reine, mere du Prince, n’oublia pas de faire inscrire cette histoire merveilleuse dans les Archives de cet Empire & dans celles de l’Isle heureuse, pour la transmettre à la postérité. On en envoya des rélations par tout l’univers, afin qu’il y fût éternellement parlé des avantures prodigieuses de la Belle & de la Bête.

Mademoiselle de Chon finit ainsi son conte. Il avoit agréablement occupé la compagnie à cinq reprises différentes. Elle en eut des complimens qu’elle regarda comme un effet de la politesse de ses Auditeurs. Mais la petite Robercourt en étoit si ravie, qu’elle sautoit au col des uns & des autres pour les remercier des honnêtetés qu’ils faisoient à cette fille. Quoiqu’il y eût près de deux heures qu’elle parloit, cet enfant qui ne doutoit point qu’on eût pris autant de plaisir qu’elle même au récit de la Belle & de la Bête, vouloit sans tarder que sa chere de Chon en recommençât un autre.

La parente modéra cette ardeur, en lui représentant qu’il y avoit de l’inhumanité d’abuser de la complaisance d’une personne qui seroit sans doute incommodée par un plus long discours, & qu’il étoit juste de lui donner le tems de se réposer, d’autant plus qu’il étoit heure d’aller sur le gaillard pour y prendre le frais. C’est ce qui est absolument nécessaire à la mer, si l’on veut conserver sa santé. La parente encore pour dernière raison lui fit remarquer que ces Messieurs avoient leurs affaires, & ne pouvoient donner plus de tems à cet entretien, dont une plus longue durée diminueroit l’agrément.

La jeune personne se rendit à regret à cette représentation, mais il le falloit, & chacun alla où son devoir l’appelloit, en se promettant bien de se rassembler le lendemain à la même heure. Monsieur de la B... dont l’esprit gai & complaisant est également propre à fournir aux plus simples amusemens, comme aux occupations les plus sérieuses, dit avant que de se retirer, qu’il vouloit parler à son tour, & que ce seroit lui qui entretiendroit la compagnie le jour suivant.

Je sais, dit-il avec un sérieux tout-à-fait persuasif, une quantité d’extrêmement belles histoires dans le même goût. Nous autres voyageurs dans les pays lointains, nous en voyons, nous en entendons dire de fort merveilleuses, & je me vante d’en savoir de si belles, que Mademoiselle de Robercourt sera contente de moi.

FIN.