Aben-Humeya: 02

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Avant-Propos[editar]

Au milieu de tant de combats livrés sur le terrain de la littérature, et de cette espèce de révolution qui règne dans le monde théâtral, la première condition que je me suis imposée, au moment d'entreprendre cet ouvrage, fut celle d'oublier tous les systèmes, et de suivre, pour toute règle, ces principes clairs, incontestables, qui tiennent à l'essence même du drame, et qui formeront toujours, par rapport au théâtre, le code du bon sens.

Puisque je me propose, me suis-je dit, d'écrire un drame historique, il faudra d'abord choisir un grand événement, qui réveille l'attention et qui excite l'intérêt; il faudra aussi qu'il ait, si c'est possible, quelque chose d'extraordinaire, une physionomie qui le distingue de tous les autres; et qu'il offre en même temps ce mouvement, ces contrastes qui saisissent l'âme et l'entraînent.

Ayant conçu cette idée toute simple du drame historique, il s'agissait de remplir de mon mieux les deux conditions essentielles qui semblent en dériver: il fallait tracer le tableau avec la plus grande fidélité possible, sans rechercher néanmoins cette exactitude scrupuleuse qu'on exige dans une chronique; mais en s'efforçant de graver sur l'ouvrage, comme sur une médaille, le cachet de l'époque et du pays.

Une fois l'esquisse du tableau faite, on devait tâcher d'y encadrer en quelque sorte une tragédie; car je suis intimement convaincu (et si c'est une erreur, elle est bien excusable) que jamais le drame historique ne réussira au théâtre, que lorsqu'il parviendra à satisfaire en même temps la raison et le coeur, par le reflet fidèle d'un grand événement, ainsi que par la lutte animée des passions.

Quant au sujet que j'ai choisi, je dois avouer franchement qu'il me paraît remplir presque toutes les conditions que les maîtres de l'art peuvent exiger; il n'est pas aisé de trouver dans l'histoire plusieurs événements aussi extraordinaires, aussi dramatiques que cette révolte des Maures sous Philippe II. Qu'il me soit permis d'en dire un mot, pour indiquer au moins sa nature et son importance.

Lors de la conquête de Grenade par les Rois Catholiques, on accorda aux vaincus la capitulation la plus avantageuse; ils pouvaient se retirer librement en Afrique, ou rester dans le pays, en conservant leurs mœurs, leurs usages, l'exercice de leur religion. On commença pourtant à les inquiéter du vivant même de Ferdinand et d'Isabelle; ce qui donna lieu à quelques soulèvements partiels, qui furent bientôt étouffés. Sous Charles-Quint, on répéta les mêmes tentatives; mais ce ne fut que sous Philippe II, vers la moitié du seizième siècle, que l'on résolut d'effacer jusqu'aux traces de ce peuple vaincu. On publia, à cet effet, de nouvelles ordonnances, qui défendaient aux femmes leur costume, encore rapproché du moresque, qui interdisaient aux descendants des Maures de parler en arabe, de célébrer leurs fêtes, de prendre même des bains, de fermer les portes de leurs maisons, à certains jours de la semaine... Pour empêcher l'exécution de ces décrets, les Maures eurent d'abord recours à des remontrances, à des prières; le marquis de Mondejar, capitaine-général du royaume de Grenade, homme du plus grand mérite, intercéda vainement en leur faveur; le gouvernement s'obstina à faire exécuter ses ordres.

Ce fut alors qu'éclata la révolte, préparée de longue main, et qui mit en danger la monarchie espagnole, au faîte de sa puissance. Les descendants des Maures se trouvaient en très grand nombre dans plusieurs provinces, dans celle de Grenade sur-tout; ils étaient industrieux, riches, puissants; ils comptaient sur le secours des États Barbaresques, et même de l'empereur de Constantinople, avec les quels ils étaient en communication; et voyant l'Espagne engagée, à cette époque, dans des prétentions ruineuses et des guerres lointaines, ils crurent que le moment de leur délivrance, si longtemps annoncé par des prédictions et des augures, était enfin arrivé.

Tout-à-coup, comme par enchantement, on vit paraître une nation musulmane au milieu d'une nation chrétienne; la haine de deux peuples, nourrie pendant huit siècles de guerre à mort, se montra plus envenimée que jamais; et ils sentirent bien tous les deux qu'il s'agissait de leur existence.

Cet événement n'a pas eu, en général, aux yeux des étrangers, toute l'importance dont il était digne; il faut voir dans les historiens espagnols, même dans les poëtes, jusqu'à quel point cette révolte jeta l'alarme dans la nation. L'élite de l'armée accourut de toutes parts, pour étouffer le feu avant qu'il n'embrasât le royaume; les chefs les plus renommés pénétrèrent, à plusieurs reprises, dans les montagnes des Alpujarras; le roi lui-même s'approcha du théâtre de la guerre; et s'il ne marcha pas en personne contre les révoltés, comme il en fut question, il ne confia le commandement suprême de l'armée qu'à son propre frère, le célèbre don Juan d'Autriche, qui plaça la victoire sur les Morisques à côté du triomphe de Lépante.

Pour peindre assez fidèlement un sujet d'une telle gravité, la littérature espagnole offrait de grandes ressources; car elle possède deux histoires particulières de cette révolte, d'un mérite singulier, chacune dans son genre. L'ouvrage de don Diego Hurtado de Mendoza, qui lui a valu à juste titre le surnom de Salluste espagnol, suffirait à lui seul pour faire apprécier cet homme d'état célèbre, profond politique, grand historien, poëte, auquel l'Europe savante est redevable de plusieurs trésors littéraires qu'il tira de l'obscurité. Placé par sa haute naissance, ainsi que par ses qualités personnelles, à même de bien juger les hommes et les événements; frère du fameux marquis de Mondejar; possédant à fond la langue arabe, et connaissant parfaitement bien les localités, il consacra ses loisirs, dans sa retraite de Grenade, à tracer de main de maître l'histoire de cette insurrection, et il enrichit la littérature castillane d'un modèle accompli.

L'ouvrage de Luis del Marmol est loin d'avoir un mérite littéraire aussi relevé que celui de Hurtado de Mendoza; mais c'est une histoire plus complète, plus détaillée, dont l'auteur conduit le lecteur par la main, lui fait parcourir les lieux, le rend témoin de chaque événement. « J'écris, dit Marmol, la révolte et la punition des Morisques de Grenade, avec toutes les choses mémorables qui s'y rattachent; et j'ai été à même de le faire mieux que tout autre, ayant été employé, depuis le commencement jusqu'à la fin, dans l'armée de Sa Majesté.» Quand même il n'aurait pas révélé cette circonstance, on aurait aisément deviné que c'est un témoin oculaire qui parle; il ne raconte pas, en simple historien; il met sous les yeux ce qu'il a vu lui-même.

A la faveur de tels guides, il m'a été plus facile de saisir l'ensemble de ce grand événement, et d'en connaître plusieurs détails, qui m'ont servi pour donner à ma composition cette couleur locale, sans laquelle l'illusion dramatique court grand risque de se dissiper.

La circonstance même d'être né à Grenade, et d'avoir parcouru, dans ma jeunesse, une partie des Alpujarras, m'a été aussi de quelque utilité; car j'ai pu mettre à profit des traditions populaires, des souvenirs d'enfance; et j'ai fini par regarder avec une sorte d'attachement de famille, si je puis m'exprimer ainsi, un sujet si intimement lié à l'histoire de mon pays natal... ¡Qu'il est doux de se le rappeler, d'entendre répéter des noms si chers, quand on est loin de sa patrie!

Peut-être ces circonstances, étrangères au sujet, ne m'ont-elles que trop prévenu en sa faveur; mais j'ai cru y apercevoir plus d'un avantage, qui le recommandaient pour être mis sur la scène. Tel est, par exemple, celui d'offrir des caractères fortement prononcés, qui admettent, comme les décors du théâtre, d'être dessinés à grands traits. Je ne sais si je m'abuse; mais ces Morisques des Alpujarras, très avancés en civilisation, et conservant néanmoins un certain air sauvage, offrent un modèle fort original à l'imitation de l'artiste; on voit, sous les traits de l'Européen, couler le sang de l'homme d'Afrique.

Même par rapport au style, qui tient aussi intimement au sujet que l'écorce au tronc de l'arbre, cet événement historique se prêtait à merveille à une composition de ce genre. On pouvait donner au tableau un coloris bien plus saillant que n'en peuvent supporter d'autres; ce qui, loin de nuire à la vraisemblance, était au contraire un nouveau moyen de l'accroître. Les peuples du midi, même dans des situations ordinaires, empruntent souvent leur langage à l'imagination; et s'ils sont agités par des passions violentes, rendues plus impétueuses encore par une longue contrainte; si on les suppose entraînés par des sentiments aussi vifs, aussi profonds, que l'ardeur de la vengeance, l'amour de la patrie, le zèle religieux, on peut bien risquer, en les faisant parler, des expressions poétiques, des images hardies; on restera presque toujours au-dessous de la réalité.

Tout me souriait donc dans mon projet, avant d'avoir touché les difficultés que devait présenter en foule l'exécution d'un pareil ouvrage; mais je ne l'ai jamais abordé sans crainte, en songeant surtout à l'instrument indocile dont je devais me servir. Je me suis vu forcé (comme les Maures que j'ai dépeints l'étaient avant leur révolte) de parler une langue étrangère; et sous un tel joug, il est presque impossible que l'ouvrage ne se ressente souvent de la gêne qu'a éprouvée l'auteur. Pour suivre le cours d'une action dramatique, le mouvement du dialogue, la rapidité du langage, l'esprit le plus délié aurait besoin de se servir d'ailes; et moi, j'ai été obligé de marcher avec des entraves.

Cet immense désavantage m'auraît arrêté tout-à-fait, dès les premiers pas, si je n'avais beaucoup compté sur l'indulgence du public... Mon espoir n'a point été trompé. Le succès que cet ouvrage vient d'obtenir sur la scène n'a été dû, pour la plus grande partie (je me plais à le reconnaître), qu'à ma qualité d'étranger; chez un peuple si poli, la justice même aurait paru déplacée, dans une circonstance pareille; l'hospitalité est toujours bienveillante.

Je ne pourrais non plus, sans m'exposer à être accusé d'ingratitude et de présomption, passer sous silence les divers éléments qui ont concouru à la réussite de mon ouvrage: la richesse des décors et des costumes, la vérité de la mise en scène, le zéle des acteurs, le charme de la musique, y ont beaucoup contribué; les choeurs, composés par mon compatriote, M. Gomis, qui vient de donner une si grande preuve de son talent, suffiraient à eux seuls pour exciter la curiosité du public... En rendant à chacun sa part dans le succès, je ne fais que m'acquitter d'une dette.